Le Livre des solutions

Marc Becker, réalisateur égocentrique et maniaco-dépressif, «vole» son nouveau film aux producteurs, afin de s’assurer le final cut. Le réalisateur et son équipe réduite se réfugient chez sa tante Denise, dans les Cévennes. Pour tenter de sortir de l’impasse artistique, il entame l’écriture d’un Livre des solutions qui l’entraîne bien loin de son film: à mesure que le livre se remplit, Marc fait le vide autour de lui…

Le film sur la difficulté de faire un film est un exercice de style courant chez les cinéastes installés: Fellini a fait son Huit et demi, Truffaut sa Nuit américaine, et voici Gondry avec son Livre des solutions. Le premier s’était concentré sur la difficulté de l’écriture et les affres de l’inspiration; le second, sur l’aventure et les mésaventures du tournage lui-même; Gondry, lui, nous amène aux angoisses de l’étape du montage. Étape si terrifiante, d’ailleurs, que l’alter ego de Gondry, interprété par Pierre Niney, se révèle tout au long du film incapable de seulement voir les 4 h 07 de montage de son œuvre.

C’est cette procrastination qui est l’argument du Livre des solutions: l’auteur Marc Becker multiplie ce qu’un psychiatre appellerait des stratégies d’évitement pour ne pas achever, ni même regarder en face, le (très) long métrage dont il s’affirme pourtant fièrement l’auteur.

Comme ses prédécesseurs mentionnés, le réalisateur fictif du Livre des solutions est une caricature du vrai réalisateur. C’est un «original» créatif, qui se sent «triste le matin, manipulé l’après-midi», constamment animé par d’absurdes manies. Il faut saluer ici la collaboration de Michel Gondry et de Pierre Niney car le personnage de Marc Becker est à la fois foutraque, insupportable et attachant. Il eût été dangereusement facile d’en faire un personnage de cartoon, ou alors un génie torturé, antipathique et ridicule (ce qu’était un peu le Godard interprété par Louis Garrel dans Le Redoutable de Michel Hazanavicius).

Ici, notre Becker/Gondry se met donc en quatre pour éviter de regarder son propre film: il fabrique une chaise, réalise un dessin animé, achète une ruine… Je ne vous gâche pas le plaisir de ses expédients saugrenus! Et pourtant c’est là - mais c’est son dada - que Michel Gondry réussit la beauté de son film. Car toutes ces idées loufoques, qui paraissent bêtes voire impossibles à son entourage, de plus en plus exaspéré et inquiet du destin du cut, le personnage les réalise - les rend réelles. C’est en fuyant son film, mais en rendant réel l’impossible, que Marc Becker se révèle réalisateur, au sens propre.

Ce réalisateur paranoïaque et dépressif, handicapé social, peut en rappeler un autre - que Michel Gondry, donc -, Jean Eustache. La présence de Françoise Lebrun qui interprète Denise, la tante du réalisateur, rend ce rapprochement presque évident. Denise fête ses 75 ans dans le film, Françoise Lebrun en a un peu plus, mais le personnage comme la comédienne ont conservé malgré l’âge la voix de jeune fille d’une certaine Weronika dans un certain film de Jean Eustache; film qui s’achevait sur l’annonce de la grossesse de Weronika. Vers la fin du Livre des solutions, on apprend que le personnage de Françoise Lebrun a un fils de 50 ans, qui serait l’âge de l’enfant qui s’annonce à la fin de La Maman et la putain, sorti en 1973 (et projeté pour la première fois à Cannes cette année-là, comme le film de Gondry cette année). Au surplus, le point final du Livre des solutions apparaît comme un hommage à celui du film, également maudit et génial, d’un demi-siècle son aîné.

Le point presque final, car la fin définitive du film est, elle, un point de fuite dans la plus pure manière de Gondry: une stratégie d’évitement aussi logique qu’absurde.

Rodolphe Bacquet