Critique
"Avec TERRE D'ABONDANCE, film anti-hollywoodien par excellence, Wenders propose, sur fond de traumatisme du 11 septembre 2001, un récit généreux et une réflexion intéressante sur le monde américain d'aujourd'hui.
Dès les premières images, le cinéaste indique les pistes à suivre. Celle de Paul (John Diehl), victime de la guerre du Vietnam et qui souffre d'une paranoïa aiguë. Depuis le 11 septembre 2001 il est persuadé que toute l'Amérique est en état de guerre. Disposant d'instruments de technologie de pointe, il se prend pour un agent anti-terroriste et sillonne en bus les rues de Los Angeles, cherchant à localiser tous les individus louches, tous les objets qui paraissent suspects. ""J'assure"" affirme-t-il.
Un montage en parallèle nous permet de découvrir, dans l'avion qui va se poser à Los Angeles, le visage endormi d'une jeune femme, Lana (Michelle Williams). Fille de missionnaires, elle revient d'Afrique et du Moyen-Orient, souhaitant retrouver sa patrie et s'engager dans une association caritative, auprès des sans-abris.
Deux regards sur le monde, l'un méfiant, l'autre confiant. Deux personnages appelés à se croiser, à Los Angeles, ""capitale américaine de la faim"" comme le dit un personnage. Une ville où l'on campe sur les trottoirs, une ville dont on ne s'échappe que difficilement, par la route, pour retrouver, au-delà du désert, d'autres formes de pauvreté. Voilà pour cette fameuse ""terre d'abondance"", nous rappelle le cinéaste.
Ces deux personnages semblent débarquer d'ailleurs, un peu comme Damiel, l'ange d'un autre film de Wenders, LES AILES DU DESIR (1987), ou comme le Travis de PARIS, TEXAS (1984). Paul ne comprend plus les gens qui l'entourent, il les soupçonne de tout. Lana, profondément chrétienne, arrive de Palestine, à la recherche de son oncle Paul, le dernier parent qui lui reste depuis le décès de sa mère. Son message sera paisible et pacifiste, elle croit à la force de la prière. Un événement inattendu - le meurtre d'un Pakistanais - va les amener, ces deux êtres que tout sépare, à faire un bout de chemin ensemble, et à se rapprocher l'un de l'autre.
On l'a compris, LAND OF PLENTY (le titre allemand Auf der Suche nach Wahrheit est plus éclairant) est un film qui questionne: comment vivre aujourd'hui, quel comportement adopter, quels choix peut-on faire, où se situe la vérité? Wenders répond subtilement, s'amusant parfois à brouiller les pistes, usant de la métaphore et de la parabole (celle de Lazare en particulier). La démarche du cinéaste se révèle complexe, et les protagonistes ne contribuent pas toujours à en clarifier le propos. Il y a chez Lana une certaine candeur et Wenders ne l'amène pas à affronter des situations véritablement difficiles ou violentes. Le monde, elle l'aborde surtout par le biais de son ordinateur. Mais elle sait aussi faire preuve de compassion et elle réussit, par la sympathie qu'elle témoigne à chacun, à apporter de l'aide aux malheureux qu'elle croise.
De ce film assez riche Wim Wenders propose une deuxième lecture possible. Dans THE END OF VIOLENCE (1997), le cinéaste abordait déjà quelques-uns des problèmes liés à la production et à la diffusion d'images offertes sur le grand comme sur le petit écran. Avec le personnage de Paul, qui filme, enregistre et commente tout ce qu'il voit - et ce qu'il fait, puisqu'il intervient aussi dans l'action - la référence à certaines émissions de ""spectacles en direct"" est évidente. Chacun connaît les poursuites policières spectaculaires filmées en direct par la TV américaine, avec interventions musclées des agents et arrestations en prime. Wenders laisse entendre que toute mise en images du réel peut participer d'une manipulation, peut changer de signification et devenir un show télévisé. Le danger est là, le voyeurisme n'est pas loin.
Avec TERRE D'ABONDANCE Wenders donne une nouvelle preuve de son talent et de son sens aigu de la mise en images. Il sait exploiter un décor, définir visuellement un climat. Il sait accompagner le tout d'un contexte musical, d'un air de blues qui donne vie aux images. On regrettera bien sûr qu'il n'ait pu tourner ce film autrement qu'avec une caméra digitale - la profondeur de champ est sacrifiée, la coloration souvent onirique -, mais le film a le mérite d'exister, et il s'agit là d'une œuvre majeure, servie par d'excellents interprètes. On citera tout particulièrement John Diehl, dans le rôle d'un homme stressé et blessé par la vie, mais qui constatera finalement, et sans doute parce que Lana a passé par là, qu'il ""n'arrive plus à tout maîtriser"".
Porteur d'un message généreux, TERRE D'ABONDANCE divisera évidemment la critique. Tournant le dos aux habituelles productions made in USA, et se satisfaisant d'un petit budget, sans vedettes, sans recourir aux effets spéciaux, Wenders dresse, de manière intelligente, sensible et maîtrisée, un autre tableau d'une autre Amérique."
Antoine Rochat