QUE DEVIENT LE CINEMA? SAUVE-QUI-PEUT?

Le 27 janvier 2021

Avec la pandémie qui nous occupe on parle beaucoup de fermeture de salles de cinéma et de confinement des cinéphiles. Le 7e art souffre de cette situation, c’est vrai, et il doit s’adapter. L’occasion aussi de rappeler qu’il est en constante évolution depuis sa naissance, qu’il n’est plus celui d’hier et encore moins celui d’avant-hier.


Chacun se souvient sans doute des films qui l’ont marqué dans sa jeunesse et qui ont contribué à faire de lui un cinéphile. À cet égard les Lausannois ont peut-être été des privilégiés avec, dès les années 50, la présence de la Cinémathèque suisse dans la capitale vaudoise, les séances de la Maison du Peuple, puis celles du Cinéma Bio, de l’Aula de Béthusy ou de l’Université. Sans vouloir remonter jusqu’aux frères Lumière, mais pour tenter peut-être de placer un ou deux points de repère temporels, on donnera la parole à un réalisateur (espagnol) bien connu, Pedro Almodóvar, qui, il y a huit ans (il avait alors dépassé la soixantaine), rappelait sa propre découverte du cinéma: «Je suis un gosse de province. Dans le monde dans lequel je vivais alors, les films nous donnaient de la vie. (…) Je n’imagine pas ce qu’aurait été mon existence si j’avais dû être privé de cinéma. Et je ne le dis pas parce que je suis devenu réalisateur: pour mes amis du collège c’était très important aussi, et pour tous ceux-là le cinéma était également quelque chose d’essentiel. Le cinéma c’est la vie, une vie secrète qui encourage, accompagne, conforte et secoue d’émotion le spectateur. Pour moi le pire est d’amputer cette émotion. (…) Le cinéma a cette capacité à être, davantage qu’un bien commercial ou un produit culturel, une substance explosive et vivante, qui remplit les âmes et pas seulement les heures de loisir.»


Almodóvar écrivait ces lignes en 2013. Où en était-on alors? La machine-cinéma tournait bien, le nombre de sorties de films était en hausse, l’industrialisation du 7e art poursuivait son chemin, les canaux de diffusion se multipliaient (certains longs métrages sortaient directement en VOD), mais en même temps la durée de vie des films sur les grands écrans des salles obscures semblait se réduire. La version française de Netflix était déjà lancée, proposant un catalogue de 100'000 longs métrages et séries disponibles en streaming, sur de multiples supports (TV, ordinateurs, tablettes, etc.)


Le cinéma n’était déjà plus celui que décrivait Almodóvar, à savoir «un cinéma qui encourage, accompagne, conforte et secoue». Quant à la critique cinématographique qui, de son côté, s’était exprimée jusque-là par le canal de publications spécialisées, elle voyait son monopole égratigné par l’arrivée sur le marché des «blogs», à la fin des années 80. Le blog était, au départ, le lieu où un spectateur pouvait faire part de ses impressions personnelles, avec l’idée de les partager avec autrui, sans trop se prendre au sérieux. Mais aujourd’hui les choses ont changé et les blogs tendent à se professionnaliser: le «critique» qui s’exprime ainsi sur internet, de par le nombre de «lecteurs» qu’il attire, estime qu’il participe à la destinée des œuvres, y compris sur le plan commercial. Et l’industrie du cinéma le sait aussi, qui livre à certains blogueurs des bandes-annonces et des interviews. Tout spectateur potentiel d’un film peut ainsi consulter commentaires et remarques, gratuitement, sur tous les sites qui en parlent. Plus que la critique traditionnelle, ces sites sont à disposition de tout un chacun, véhiculant des avis (très) personnels et présentant en outre des films «sur mesure».


Le profil du spectateur a donc passablement changé. Il y a une très grande différence entre la cinéphilie des années 60-70 et celle d’aujourd’hui. Avec, d’abord, la séparation très nette entre salle de cinéma et film: d’un côté on va (encore!) au cinéma pour goûter un petit plaisir collectif, partagé avec quelques-uns, mais de l’autre on regarde à domicile, en solitaire, une multitude de films ou de séries. Le spectateur solitaire définit ainsi ce qu’est un bon film, sans trop se préoccuper des avis d’autrui, sans trop plébisciter les œuvres recommandées par la critique cinématographique dite professionnelle. Le petit écran est peu à peu contaminé, il n’y a plus tellement de débat ou d’échange, mais seulement de la promotion.


Aujourd’hui le 7e art et les salles de cinéma sont à la recherche d’une relance que l’on espère prochaine. Mais depuis l’an dernier Netflix et compagnie ont bien squatté les petits écrans. Et 2020 restera, pour la diffusion des séries, une année excellente: le public (confiné) de cinéma s’est dispersé sur les plates-formes de streaming existantes, se nourrissant de cette très importante flambée d’offres. Côté suisse, la SSR a lancé tout récemment Play Suisse, une nouvelle plate-forme de streaming (films de fiction, documentaires et séries sont ainsi à disposition). On notera - c’est un point positif - qu’on peut y découvrir gratuitement plusieurs grands films de l’histoire du cinéma, avec sous-titres. Mais elle trouvera sur son chemin les grands concurrents payants internationaux qu’on n’a plus besoin de présenter et qui occupent l’essentiel du terrain.


On notera enfin que beaucoup de studios de production de films ont décidé ces derniers mois de garder dans leurs tiroirs plusieurs films qui ont coûté souvent très cher, en attendant la réouverture des salles: il est impossible en effet d’amortir des coûts très élevés par des ventes aux plates-formes. Une tentative tout de même: la sortie récente en ligne (donc payante) et en même temps sur les écrans étasuniens du film Wonder Woman 1984 (Patty Jenkins, Warner, avec un budget de 200 millions de dollars). Mais le bilan financier de cette opération reste, dit-on, très mitigé: sauve-qui-peut les finances! Disney+, de son côté, a choisi en exclusivité sa plate-forme pour sortir fin décembre Soul (Pete Docter, budget de 150 millions, un film d’animation et une image du monde des âmes dans un incroyable univers visuel). Cela dans l’idée d’augmenter ainsi le nombre d’abonnés sur son site; l’opération a connu un certain succès, paraît-il. On peut aussi se demander ce que va devenir Minuit dans l'univers (The Midnight Sky, science-fiction et grand spectacle de fin du monde, de et avec George Clooney. Coût: 100 millions) sorti en exclusivité chez Netflix. Et le dernier «James Bond» attendra aussi: les négociations entre la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) et les chaînes Netflix et Apple TV n’ont pas abouti, la MGM se montrant trop gourmande…


Difficile donc, en cette période de pandémie, de concilier sorties de films et rentabilité financière. On voit mal le 7e art adopter les modalités de fonctionnement du streaming en court-circuitant les projections en salles, en faisant fi des recettes des propriétaires des cinémas et en se passant du rôle de la presse spécialisée. A chacun de tirer les ficelles de son côté, mais le cinéma risque d’y laisser encore quelques plumes…


Antoine Rochat