Le Petit Entretien : Nadav Lapid

Le 01 mai 2022

Après des études en philosophie à l’Université de Tel-Aviv, le cinéaste israélien Nadav Lapid fut enrôlé dans l’Armée de défense d’Israël à Paris. De retour en Israël, Lapid réalise son premier long métrage Le Policier qui remporte le Prix spécial du Jury au Festival de Locarno en 2011. Son troisième film Synonymes sera le lauréat de la 69e Berlinale en 2019 et consacre une carrière déjà marquée par la maestria. Son dernier opus Le Genou d’Ahed a partagé le Prix du Jury avec Memoria d’Apichatpong Weerasethakul.


Nadav, comment est né ce projet de film?

Il y a deux berceaux au film, un berceau plus concret déjà: j’étais en plein montage du film précédent Synonymes et je reçois alors un coup de fil, du ministre de la Culture qui m’invite à présenter mon film au milieu du désert en Israël. La jeune femme au téléphone semblait enthousiaste et sympathique mais à la fin de notre discussion, elle me demande de signer un formulaire où je dois justifier le propos de mon film. C’est là le second berceau de mon film: l’angoisse, la crainte qui régnait alors dans le monde de la culture et du cinéma. J’avais envie de faire une œuvre qui parle de cette crainte et du désespoir que je ressentais alors face à la censure qui pesait sur la société de mon pays.


Cela ressemble étonnamment à l’intrigue du film…

Je dirais qu’il y a même pas un millimètre de distance entre ce film et moi. Presque tous les événements que vous y voyez sont réels. Le personnage de Yahalom est inspiré directement par cette jeune femme du Ministère que j’ai rencontrée. Et comme dans le film, je voulais enregistrer, avoir une trace des propos de cette femme qui travaille pour le gouvernement mais qui admet avoir honte de ce qu’elle est en train de faire à l’encontre des arts.

La mort de ma mère fut également un moteur important pour ce film. Cela m’a convaincu de partir de Tel-Aviv pour aller vivre à Paris. Je voulais donc aussi raconter un double adieu, un double deuil: adieu à ma mère et adieu à ma patrie qui est aussi quelque part une mère.


Mais j’ai l’impression que le montage du film ne sert pas qu’à «raconter une histoire» pourtant.

Tout à fait. Plus important que l’intrigue pour moi, c’est le travail du cinéma, de la caméra, du son, bref, du montage, qui arrache des scènes leur essence et les révèle directement sur l’écran. Au bout de l’image, il y a la sensation que je souhaite transmettre. Ce film est la réflexion de ce que je traverse en ce moment dans ma vie, celle d’un cinéaste en pleine crise existentielle, comme le protagoniste du film (rires).


Il y a un côté performance, presque théâtral dans votre approche…

Mais tout est pourtant millimétré, il n’y a aucune part d’improvisation. Tout au plus, le seul élément de chaos que j’introduisais est la manière dont la caméra était fixée sur son axe. On a réfléchi à un système où la caméra pouvait «se désaxer» et tourner librement sur elle-même. Dans quelques moments-clés du film, je voulais faire exploser les formes, les cadres, les plans, justement parce que dans ces moments, comme le grand monologue final du film, les cadres symboliques sautent. Je voulais aller contre l’idée du texte et du sous-texte, faire que ma caméra arrache les émotions aux images. J’aime faire «danser» ma caméra, pour montrer que le monde peut danser, les arbres, le sel, le ciel peuvent danser aussi. En ce sens, mon film ressemble plus à un poème moderne qu’à un roman classique.


Comment avez-vous choisi Avshalom Pollak pour le rôle principal?

En Israël, Avshalom est une figure très connue. Il vient d’une grande famille d’acteurs de théâtre et de cinéma, et lui-même fut acteur dans sa jeunesse. Son frère est un des symboles de la révolte politique en Israël: il a été en prison plusieurs fois, il est tout le temps au tribunal… Avshalom de son côté a abandonné assez vite le cinéma pour devenir chorégraphe. Son casting a d’ailleurs sauvé le film. Le personnage d’Y. frôle la frontière entre être humain et être insupportable. Avshalom amène au film une belle dose de vulnérabilité et de fragilité, même son orgueil est un orgueil désespéré, un orgueil triste.


Propos recueillis par Anthony Bekirov


Le Genou d’Ahed passe au CityClub de Pully jusqu'à fin avril.