Sans filtre

Affiche Sans filtre
Réalisé par Ruben Östlund
Titre original Triangle of Sadness
Pays de production Suède, Allemagne, France, Grande-Bretagne
Année 2022
Durée
Genre Drame, Comédie
Distributeur Xenix
Acteurs Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Dolly de Leon, Zlatko Buric, Iris Berben, Vicki Berlin
Age légal 12 ans
Age suggéré 14 ans
N° cinéfeuilles 885

Critique

Deuxième Palme d’or de Ruben Östlund – la première était pour The Square en 2017 – Triangle of Sadness offre à nouveau une satire de la haute société, et plus exactement des nouveaux rapports de pouvoir qui émergent au 21ème siècle. Sans pour autant voir la poutre dans son propre œil.


Carl (Harris Dickinson) et Yaya (la regrettée Charlbi Dean, récemment disparue) sont un jeune couple de top models. Mais tandis que la carrière de Yaya est au beau fixe, celle de Carl est sur le déclin, ce qui n’est pas sans créer des tensions entre les deux – liées à l’argent, à la gloire et surtout, à leur genre. Carl et Yaya sont en effet un couple moderne et très soucieux des rôles de genre (gender roles) : Carl ne supporte pas de devoir payer pour Yaya au restaurant, car cela correspond au stéréotype du mâle dominant ; mais Yaya prend un malin plaisir à reproduire ses rôles pour mieux manipuler Carl émotionnellement. Bref, des jeunes gens très confus. Puis Carl décide de sauver son couple en emmenant Yaya sur une croisière de luxe. Mais le yacht peuplé d’ultra-riches finira par s’échouer sur une île apparemment déserte, où les relations de pouvoir vont s’inverser : ceux qui étaient aux services des Crésus impotents seront maintenant leurs maîtres.

Pour l’anecdote, ce film aura eu 8 minutes de standing ovation à Cannes, là où vient précisément s'échouer la population dont Östlund se moque dans son film. Il se peut que les spectateurs n’y aient rien entendu, oui, mais il faut plutôt chercher du côté du talent qu’a Östlund de rendre la critique sociale délectable aux palais du plus grand public. Le cinéaste suédois cite avec plaisir Playtime de Tati dans une longue scène de dîner qui finit en débâcle scatologique totale – nous sommes dans le registre de la comédie potache, et non d’un Ange exterminateur au vitriol. À force de vouloir subvertir l’imagerie « pop » contemporaine en la parodiant, Östlund crée une œuvre sans nul doute trop lisse pour présenter un danger quelconque envers l’ordre établi. Mais son charme est ailleurs.

Car Triangle of Sadness (oubliez le minable titre français) regorge d’inventivité visuelle et scénaristique. Si le premier chapitre entre Carl et Yaya agit comme l’exposé didactique des passions humaines qui seront à l’œuvre, le second chapitre sur le yacht est l’expression d’un monde dérivé des pulsions qui traversent la bourgeoisie. À bord de cette matrice utérine, les nantis qui ne vivent qu’au travers de conventions langagières et mercantiles se retrouvent soudain ramenés à la présence putride de leur corps. Ceux qui se sont aliénés ce dernier en le dissimulant sous les matières inertes – habits, gemmes, montres, … – nous sont présentés comme des dépouilles errantes à l’intérieur d’un immense tombeau. Autrement dit, l’humain contemporain considéré sous l’angle de son rapport au corps est plus proche d’un cadavre anatomique que d’un organisme.

Aussi, ce n’est pas tant que le yacht dérive vers l’île du troisième chapitre, que c’est l’île qui pour ainsi dire dérive vers le yacht. Le monde dérivé du yacht qui concentrait les symptômes d’une gangrène sociale est recueilli par le monde originaire d’un atoll nu, creuset dans lequel les identités et surtout les rôles sont anéantis. C’est ici que le film se montre le plus caustique, car ose avancer l’idée que les revendications à la mode et très profitables au capitalisme – la redéfinition des genres, l’égalité, l’abolition du patriarcat entre autres – peuvent toutes se résumer à une variation du rapport fondamental maître/esclave. L’individu s’engagera ainsi toujours dans des luttes qui nourrissent ses intérêts égoïstes, quitte à se donner des airs de chantre de l’équité, de révolté, ou de « déconstruit » et ainsi faire semblant d’oublier les privilèges dans lequel il ne peut que s’embourber. Mais évidemment, Triangle of Sadness en fait aussi partie.

Anthony Bekirov

Appréciations

Nom Notes
Anthony Bekirov 15