Critique
"Avec ce film beau et lent, Jacques Rivette signe une histoire d'amour étrange, à laquelle on adhère pleinement, bien qu'elle tienne par le fil du fantastique.
Julien (Jerzy Radziwilowicz) est un horloger qui s'ennuie. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il aime blesser les autres. Il s'est découvert une victime en la personne de Madame X (Anne Brochet), sans se douter que celle-ci l'entraîne à son insu à la rencontre de Marie (Emmanuelle Béart). Marie? Il a fait sa connaissance lors d'une soirée, voilà plus d'un an. Depuis, elle n'a pas quitté ses pensées. Et soudain la revoici, dans la rue, par pur hasard. Ils prennent rendez-vous, se perdent, se retrouvent, décident de vivre ensemble, et rapidement, s'avouent profondément épris l'un de l'autre. Il y a pourtant un secret, un secret très lourd qui semble les retenir de part et d'autre d'un abîme. Il ne comprend pas, elle ne peut rien dire.
HISTOIRE DE MARIE ET JULIEN est un film fantastique, totalement enraciné dans la réalité. Il est vrai que le récit se développe en des sonorités étranges. Mais son côté fabuleux se glisse dans le réel avec une telle subtilité qu'on le suivrait presque sans s'en apercevoir. Alors qu'on peine à prendre au sérieux LE TEMPS DU LOUP, de Michael Haneke, malgré la gravité et l'intérêt du sujet, Marie et Julien affirment une présence charnelle triomphante, que le mystère met constamment en danger.
La maison est immense et partiellement inhabitée avant que Marie n'y vienne. Les images rendent d'elle une impression croisée de chaleur et de froid que l'éclairage prolonge constamment, entretenant le contraste entre la réalité et le mystère. Cette maison est habitée par le tic-tac des horloges que Julien répare. Comme il rythme bien le temps terrestre qui passe, le battement des cœurs en vie. Et quand les horloges se taisent, toutes les pièces sont reconquises par le froid.
A 40 ans, Marie et Julien vivent un amour fou, abandonné, ""vital"" comme le dit Julien. On veut les croire, ces amours-là sont si rares dans le cinéma d'aujourd'hui qui privilégie le concret et la consommation. Sont-elles rares parce qu'elles ne peuvent respirer qu'au-delà des repères du vivant? N'y a-t-il aucune chance que la mémoire résiste dans la vie ordinaire? Le réalisateur montre un couple qui consent enfin à dépasser ses limites, quel que soit le risque à encourir, quel que soit l'effort à consentir. L'amour peut tout, nous dit-il, à condition qu'il soit vraiment de l'amour. Le film de Jacques Rivette est le contraire d'un film désespéré. Il oscille entre l'ombre et la lumière, c'est la règle du cinéma, c'est aussi la règle de l'existence."
Geneviève Praplan