ZFF 2023: des documentaires et des réels

Le 18 octobre 2023

Loin du tapis vert et des paillettes, la 19e édition du Zurich Film Festival (ZFF) proposait une programmation de qualité en matière de cinéma documentaire. De nombreuses propositions narratives, et formelles remarquables. De quoi avoir envie de se glisser dans les salles obscures, et de fausser compagnie à l’été indien pour découvrir des réels d’ici et d’ailleurs, de grandes fresques collectives, à des regards plus personnels et intimistes.


Ces productions étaient à retrouver dans deux volets distincts de la programmation. En premier lieu: Fokus Wettbewerb, qui réunissait de la fiction et des documentaires helvétiques, allemands et autrichiens et dont un des prix à été remis au réalisateur égyptien Ibrahim Nash’at pour Holywoodgate, une plongée d’un an au cœur du régime taliban suite à l’évacuation des Américains et de leurs alliés d’Afghanistan. Un second volet consacré exclusivement à ce genre: Dokumentarfilm Wettbewerb, a quant à lui récompensé Maciek Hamela pour In The Rearview. Un documentaire immersif et poignant qui nous emmène dans le quotidien de réfugiés ukrainiens quittant le pays en voiture pour se mettre à l’abri en Pologne.


27 Storeys


La réalisatrice Bianca Gleissinger revient dans l’ensemble architectural monumental et utopiste qui l’a vu grandir: Alterlaa, à Vienne. Outre plusieurs blocs comportant des centaines d’appartements, c’est à travers les espaces verts et partagés que la réalisatrice nous emmène sur les traces de ses confettis d’enfance de l’école du quartier, à la fameuse piscine sur le toit, lieu de loisirs et de sociabilité par excellence.

Avec sa photographie soignée, et ses plans particulièrement bien cadrés - notamment une manière de filmer l’architecture qui fait texture - ce documentaire très réussi ne va pas sans rappeler la délicieuse comédie argentine Medianeras, qui elle aussi explore l’espace urbain et la manière dont l’organisation de l’espace conditionne les relations entre les humains.

Ce qui fait le sel de ce documentaire bien pensé, et bien construit au ton volontiers caustique, ce sont également les rencontres avec les habitants du quartier, dont une part non négligeable de retraités. C’est une oreille curieuse et attentive que leur tend la réalisatrice. Ce qui leur donne l’espace pour partager leurs souvenirs et leur regard sur la vie de quartier hier et aujourd’hui, mais aussi sur la vieillesse et le temps qu’il reste.

Un documentaire réjouissant qui saura probablement toucher le public au-delà des inconditionnels du genre.


Las Toreras


L’artiste Jacke Brustche nous emmène dans une quête qui la replonge elle aussi dans son enfance, cette fois sur un mode plus intime sur les traces de sa mère. C’est au travers des entretiens et des regards croisés des membres de sa famille qu’elle a interrogés d’une part à Zurich, et d’autre part en Espagne que l’on découvre la trajectoire d’une femme espagnole immigrée frappée par des problèmes de santé mentale qui se révéleront fatals.

C’est avec beaucoup de délicatesse qu’elle livre au spectateur ces récits. Avec tout ce que cela peut comporter de tabous, et de non-dits autour de la mort et de la maladie.

Laisser ses protagonistes développer leur propos paraît être un choix judicieux, mais engendre également quelques longueurs. Heureusement rattrapée par ce qui constitue probablement l’aspect du film à la fois le plus réjouissant et le plus original: une série de plans où la réalisatrice se met en scène sous les traits d’une héroïne masquée, et conquérante quelque part entre l’univers de Fantômette et de Zorro. Le Prix de la critique Emerging Swiss Talent Award lui a été décerné.


The Driven Ones


Piet Baumgartner, artiste pluridisciplinaire également versé dans le domaine des arts visuels et du théâtre, empoigne sa caméra pour tirer le portrait d’une volée de diplômés de la prestigieuse HEC Saint-Gall. Loin des clichés de jeunes loups ambitieux et puants, il dresse un portrait d’une génération tout en nuances, et en questionnements quant à leurs aspirations, notamment à la place et l’importance conférée au travail dans leur vie.

Après une première demi-heure très immersive, et proche des belles heures du cinéma documentaire du génial et prolifique maître du genre: Wiseman, le regard se fait moins observateur, et plus questionneur. Résolument à l’écoute de ses personnages, et de ce qu’il advient d’eux après avoir terminé leurs études, c’est à travers une trame narrative bien construite, qu’on les suit désormais dans leurs premières (més)aventures professionnelles: exaltantes, ou plus décevantes, mais aussi dans certaines facettes de leur vie privée. Deux figures se dégagent alors: une jeune femme suisse alémanique, fille d’immigrés chinois, et un «héritier» genevois. Deux profils singulièrement différents dont la mise en regard fait la richesse de la seconde partie du film.

Dans un habile déplacement de focale, on est également amené à découvrir le regard que pose leur famille sur leur parcours. Alors que le père du second qu’il traite mi-plaisantin et regard espiègle de workaholic insiste sur l’importance de travailler dur et de poursuivre dans la lignée d’hommes d’affaires dans laquelle il s’inscrit, le père de la première, à la tête d’une filiale d’une entreprise allemande en Asie, ne voit pas sa fille continuer à travailler de manière aussi intensive dans le milieu du consulting sur le long terme.


Smoke Sauna Sisterhood


Ce premier long métrage documentaire a connu sa première à Sundance, où il a été récompensé dans la catégorie Réalisation documentaire. Anna Hints se penche sur une tradition estonienne: le sauna, lieu de purification du corps, mais aussi de «nettoyage» par le pouvoir de la parole au travers de confessions entre femmes qui se déroulent dans ce lieu clos. Outre une manière délicate et sublime de filmer ces corps dans leur diversité, la réalisatrice donne à entendre ces voix qui racontent entre autres les secrets de famille, la maternité, la vieillesse. Une immersion délicieuse ponctuée de plongeons dans l’eau glacée du lac ou la nature luxuriante et le calme apparent contrastent avec la dureté de certaines réalités exposées dans ce huis clos, enfumé mais pas étouffant. Et où une écoute non jugeante et accueillante semble permettre à toutes ces femmes de contempler avec sérénité, et parfois même une certaine forme de tendresse ces expériences vécues. Un film qui fait écho au documentaire Steam Of Life, présenté à Visions du Réel en 2010, qui emmenait le spectateur dans des saunas finlandais dans des lieux plus ou moins improbables, et questionnait déjà la manière dont les langues s’y déliaient, et les intériorités des personnages s’y révélaient, entre hommes cette fois.


Adieu sauvage


Partir en Amérique latine pour aller filmer dans une communauté indigène, une démarche qui paraît peu originale, mais c’est sans compter la posture réflexive et critique de Sergio Guataquira Sarmiento, cinéaste d’origine colombienne. Cette intention est annoncée par le titre, et c’est bien plus les rencontres qui émaillent son enquête autour d’une «épidémie» de suicides dans une communauté qui constituent le sel et le fil rouge de ce documentaire.

Visiblement filmé avec un dispositif de tournage assez léger, le film fait preuve d’une belle consistance graphique, notamment au travers d’une photographie noire et blanc plutôt soignée sans être esthétisante.

Au fil de son parcours parmi cette communauté, il interroge leur intériorité, leurs ressentis, mais aussi leur solitude. Ce qui entre en résonance avec sa posture d’observateur, et même exilé permanent: perçu comme un Latino en Europe, et comme un Blanc ici. Le ton mâtiné d’humour de la voix over, tout comme celui de certains de ses personnages, rend le film agréablement doux-amer sans plonger ni dans un cynisme sombre ni dans l’idéalisation du mode de cette vie autosuffisant.


État limite


Portrait d’un médecin psychiatre courageux et investi, mais aussi conscient de ses limites en tant que rouage d’un système en surcharge constante de travail, et en sous-effectif quasi permanent. Jamal, la mi-trentaine, est actif dans un hôpital public de la région parisienne où sa spécialité n’a désormais plus de service dédié. Passionné par son métier, mais usé, c’est moyennant des kilomètres de couloirs parcourus qu’il se rend au chevet des patients en proie à des problèmes de santé psychique. C’est aussi et surtout à la misère sociale, à ces solitudes auxquelles il est constamment confronté.

Sans rentrer dans l’explication, le réalisateur Nicolas Peduzzi donne à voir des réalités multiples dans toute leur complexité, tant du côté des blouses blanches, que des patients. Et c’est un geste qui peut être reçu comme militant que de choisir de montrer dans quelles conditions s’effectue ces prises en charge avec des moyens de plus en plus limités. On y entend notamment le psychiatre expliquer à un patient qu’il serait mieux qu’il rentre chez lui malgré son état de crise compte tenu de ce que le système de santé a à lui offrir, questionnant. Sans oublier cette séquence particulièrement touchante où Jamal explique que selon lui la notion de «care» et de soin devrait être un des ciments de la vie en collectivité, au-delà des murs de l’hôpital.