Top 5 du Concorso internazionale de Locarno

Le 23 août 2023


Do Not Expect Too Much From the End Of The World 


De Radu Jude, Roumanie/Luxembourg/France/Croatie, 2023, 2 h 43. Avec Ilinca Manolache, Ovidiu Pîr?an, Nina Hoss, Dorina Laz?r, László Miske, Katia Pascariu.


Lauréat de l’Ours d’or à la Berlinale en 2021 pour Bad Luck Banging Or Loony Porn, Radu Jude remporte cette année le Prix spécial du Jury pour son nouveau film intitulé Do Not Expect Too Much From The End Of The World. Dans celui-ci, le réalisateur roumain fait preuve de cynisme et recourt à un humour provocateur pour dénoncer les absurdités du modèle capitaliste.

Nous suivons dans la première partie du film le quotidien d’Angela (Ilinca Manolache), une jeune femme surmenée et sous-payée qui travaille en tant qu’assistante de production pour une multinationale européenne. Elle est chargée de s’occuper du casting d’une vidéo de prévention contre les dangers liés au non-respect des règles de sécurité au travail. C’est pourquoi elle sillonne à longueur de journée les rues de Bucarest en voiture, allant d’un appartement à l’autre pour filmer des personnes accidentées témoignant de leur expérience. En plus de cela, Angela doit gérer différentes situations personnelles, notamment empêcher l’exhumation de sa grand-mère réclamée par une agence immobilière… Cette première partie dialogue avec des extraits d’un film roumain sorti sous la dictature de Ceau?escu intitulé Angela merge mai departe (Lucian Bratu, 1981). Ce long métrage met en scène la vie d’une chauffeuse de taxi à Bucarest - ce qui fait écho à la condition d’Angela et met en évidence les différences entre le système communiste et le système capitaliste. Ces extraits permettent également de montrer deux manières de représenter la réalité, puisque le film de Lucian Bratu offre une image idéalisée tandis que la partie contemporaine livre une vision brute du quotidien d’Angela. Certains passages d'Angela merge mai departe sont d’ailleurs projetés au ralenti, afin que l’on puisse observer des détails qui ont échappé à la censure de l’époque et qui dévoilent des réalités sociales invisibles dans le reste du film. À ces deux pistes narratives s’ajoutent des séquences filmées au téléphone portable par Angela: il s’agit de vidéos extrêmement vulgaires et misogynes que cette dernière, le visage transformé par un filtre, publie sur les réseaux sociaux. La seconde partie du film, où la dimension satirique devient encore plus importante, est quant à elle constituée d’un plan-séquence d’une quarantaine de minutes restituant les multiples tentatives de mise en scène du spot publicitaire de «sécurité au travail» et révélant la malhonnêteté de la multinationale - qui cherche à détourner les propos du travailleur handicapé.

Cette comédie dramatique absurde fait également preuve d’une grande originalité sur le plan formel, en proposant une alternance de style entre les séquences du quotidien d’Angela filmées en noir et blanc et 16 mm, les images du film de 1981 tournées en couleur et 35 mm et les vidéos prises au téléphone portable.


Essential Truths Of The Lake


De Lav Diaz, Philippines/France/Portugal/Singapour/Italie/Suisse/Royaume-Uni, 2023, 3 h 35. Avec John Lloyd Cruz, Hazel Orencio, Shaina Magdayao, Bart Guingona, Agot Isidro.


Neuf ans après avoir remporté le Pardo d’oro à Locarno, le cinéaste philippin Lav Diaz réalise un film fascinant, qui nous fait suivre pendant plus de trois heures et demie les errances du lieutenant Hermes Papauran (John Lloyd Cruz). Celui-ci cherche à élucider une affaire concernant la mystérieuse disparition d’Esmeralda (Shaina Magdayao) survenue quinze ans plus tôt. Une enquête qui semble ne jamais évoluer mais que le protagoniste mène sans relâche, dans l’espoir de retrouver les traces de la jeune femme quelque part autour d’un immense lac. Face à cette tâche impossible qui devient insensée, le lieutenant sombre petit à petit dans la folie, poursuivant obsessionnellement ses recherches - même après l’éruption d’un volcan qui recouvre le pays de cendres.

En essayant de comprendre la vérité, Hermes Papauran fait plusieurs rencontres, dont celle d’un homme qui semble comme lui condamné à poursuivre une quête désespérée: ce dernier creuse tous les jours la terre dans l’espoir de retrouver les membres de sa famille que l’éruption a ensevelis sous les cendres.

Le propos politique en filigrane tout au long du film est également intéressant: Lav Diaz souhaite dénoncer les actes meurtriers du président Duterte et le fonctionnement de l’État corrompu. Mais Essential Truths Of The Lake est avant tout un chef-d’œuvre esthétique. C’est en effet surtout pour sa dimension contemplative que le film sort du lot: la composition, le cadrage et l’angle de prise de vue de chaque plan sont minutieusement réfléchis et parfaitement choisis. Le rythme lent du montage laisse le temps au public d’apprécier ces plans fixes, qui durent souvent plusieurs minutes.


Stepne


Maryna Vroda, Ukraine/Allemagne/Pologne/Slovaquie, 2023, 1 h 54..Avec Oleksandr Maksiakov, Nina Antonova, Oleg Primogenov, Radmila Shchogolieva.


Stepne, premier long métrage de la réalisatrice Maryna Vroda, est un brillant tableau de la vie rurale en Ukraine et de ses traditions. Le film met en scène le retour d’Anatoliy (Oleksandr Maksiakov) dans son village d’origine, qui se situe dans les campagnes ukrainiennes. Il y retrouve sa mère souffrante, qui meurt peu après son arrivée. L’enterrement de la vieille femme est l’occasion pour les quelques habitants du village de se regrouper et de partager leurs souvenirs de la période soviétique du pays. Ce passé difficile nous est rapporté via leurs discours, dans une atmosphère pesante – créée notamment grâce à un travail de l’éclairage dans les scènes d’intérieur qui rappellent certains tableaux de Goya. À cela s’ajoutent de nombreux surcadrages traduisant le sentiment d’enfermement des villageois qui n’ont pour la plupart jamais quitté la région. Anatoliy reste quant à lui inexpressif et semble n’être que spectateur de la situation.

Esthétiquement irréprochable - particulièrement en ce qui concerne les scènes d’extérieur qui se déroulent dans les paysages magnifiques et désolés de la campagne ukrainienne -, le film propose une subtile réflexion sur la mort, le deuil, la famille et la mémoire - aussi bien collective qu’individuelle. Malgré son contexte très précis, Stepne traite de thématiques universelles qui nous permettent de nous identifier aux personnages.

Il montre également la fin, non seulement d’une vie, mais aussi celle d’une communauté et de ses traditions: une fin qui approche inexorablement - on apprend que les maisons du village sont petit à petit abandonnées et pillées… Stepne détient par ailleurs une valeur documentaire, puisque les chants et les rituels qu’il restitue sont ceux des habitants du village eux-mêmes.


Nuit obscure - Au revoir ici, n’importe où


Sylvain George, France/Suisse, 2023, 3 h 03. Avec Amine C., Brahim V., Hassan M., Hamza S., Hicham D.


Le documentaire de Sylvain George Nuit obscure - Au revoir ici, n’importe où fait suite à Nuit obscure - Feuillets sauvages (Les brûlants, les obstinés), présenté hors compétition à Locarno en 2022. Il donne à voir une réalité humaine trop souvent ignorée: celle des harraga - «ceux qui brûlent (leurs papiers)» - bloqués dans la ville de Melilla, une enclave espagnole sur le territoire marocain. Ceux-ci cherchent à tout prix à traverser la Méditerranée en embarquant clandestinement sur des cargos ou dans des camions. La caméra accompagne des enfants qui ont quitté leur famille et qui errent dans cette ville qu’ils souhaitent fuir mais à laquelle ils doivent tant bien que mal s’adapter en se réappropriant ses espaces. Le film est constitué de fragments de leur quotidien séparés par des fondus au noir: cette immersion dans la vie de jeunes mineurs exposés à des situations difficiles nous fait mesurer les conséquences concrètes des politiques migratoires européennes.

La dimension esthétique du documentaire, rendue possible notamment par l’usage du noir et blanc, apporte une valeur poétique aux images tout en contrastant avec la violence du quotidien des enfants. De cette façon, Sylvain George déconstruit la représentation dominante véhiculée par les médias et offre une vision alternative de ces réalités.


Animal


Sofia Exarchou, 2023, Grèce/Autriche/Roumanie/Chypre/Bulgarie, 1 h 56. Avec Dimitra Vlagopoulou, Flomaria Papadaki, Ahilleas Hariskos, Voodoo Jürgens.


Animal est le deuxième long métrage de la réalisatrice Sofia Exarchou après Park sorti en 2016. L’action se déroule dans un hôtel «all inclusive» situé sur une île grecque. C’est là que Kalia (Dimitra Vlagopoulou) et quelques jeunes adultes venus de toute l’Europe travaillent en tant qu’animateurs. Dans le seul but de divertir les touristes, ils réalisent toutes sortes de spectacles - de danse, de chant, etc. - parfois loufoques.

Le récit se focalise essentiellement sur Kalia, cheffe du groupe qui exerce ce métier depuis dix ans. L’alternance entre les scènes se déroulant dans son intimité et les scènes de spectacle nous font comprendre que Kalia est fragile psychologiquement et qu’elle doit constamment cacher ses émotions sur scène. La protagoniste semble prise au piège, comme condamnée à dissimuler sa tristesse derrière un masque, à jouer sans cesse un rôle. Ainsi, le film porte un regard critique sur le tourisme de masse tout en proposant une réflexion sur l’être et le paraître.

Le jeu de Dimitra Vlagopoulou a particulièrement retenu notre attention - l’actrice a d’ailleurs remporté le Prix de la Meilleure interprétation -, notamment lors de la scène finale, lorsque les émotions de Kalia prennent le dessus et qu’elle finit de chanter en pleurs la musique Yes Sir, I Can Boogie de Baccara.


Joas Maggetti