Sur la route de Madison: sur le chemin d’un (faux) mélodrame?
Le 28 avril 2021
La récente diffusion à la télévision de Sur la route de Madison, de Clint Eastwood, a sans doute retenu l’attention de plusieurs lecteurs de Ciné-Feuilles qui ont retrouvé là l’une des meilleures réalisations du cinéaste américain. Reste une petite question: comment définir ce long métrage qui a été l’un de ses plus grands succès?
On sait que Clint Eastwood a exploré un à un tous les genres cinématographiques: polar, road movie, film de guerre ou d’aventure, western, biographie filmée, etc. Mais à quel genre appartient Sur la route de Madison? La critique, elle, est restée assez divisée à ce propos: pour les uns, il s’agit d’une œuvre romancée et mélancolique, pour d’autres, il faut parler d’un mélodrame campagnard et romantique… Adapté d’un best-seller de l’écrivain américain Robert James Waller, le film raconte la brève aventure amoureuse, en 1965, dans une région isolée de l’Iowa, de Francesca Johnson (Meryl Streep), une fermière dans la quarantaine, avec Robert Kincaid (Eastwood lui-même), un photographe de 50 ans qui effectue pour le National Geographic Magazine un reportage sur de vieux ponts couverts en bois. Francesca est seule, son mari et ses deux enfants se sont absentés pour quatre jours et elle se réjouit d’avoir un peu de temps pour elle. Débarque alors Robert qui, égaré, lui demande son chemin. Francesca a de la peine à se faire comprendre et décide, ce qui est le plus simple, de l’accompagner sur les lieux. Après quatre jours passés ensemble, aussi bouleversé qu’elle, Robert lui proposera de tout quitter et de le suivre… Le film sera le récit de ces quatre journées entre parenthèses et de cette improbable histoire d’amour.
Plusieurs critiques ont parlé de ce film comme d’une œuvre romantique, d’autres comme d’un mélodrame ou d’une romance. Qui dit juste? On sait que le romantisme cinématographique est difficile à définir: il s’agit avant tout d’un état d’esprit, d’un état d’âme ou d’une sorte de coloration générale plutôt que d’un genre spécifique. La place de la sensibilité et le rôle de l’imaginaire sont importants, le sentiment l’emporte sur la raison et l’imagination sur la réalité. On pourrait citer quelques touches de romantisme (appelons-le «traditionnel») dans de nombreux films de genre: westerns, comédies sentimentales ou films d’amour (la forme la plus populaire de ce type de cinéma). On rappellera en passant que le romantisme cinématographique a suivi toute l’évolution du cinéma, apparaissant il y a un siècle lorsque le 7e art s’est autorisé à parler d’amour et à raconter, de façon muette d’abord, les élans des cœurs humains. Avec le perfectionnement technique, l’apparition des «gros plans» et la naissance du cinéma sonore, avec celle aussi du «star system», le spectateur a pu s’approcher de vedettes considérées parfois comme des divinités. Petit rappel historique à ce propos (Encyclopédie alpha du cinéma, n. 4, p. 69): «La vedette devient alors l’égale de la divinité antique. Non seulement on la dévore des yeux, mais on parvient dans le même temps à l’investir de tous ses rêves et de toutes ses espérances déçues. (…) Le romantisme à l’écran aura jusqu’à la fin des temps le besoin de s’incarner dans des visages et des silhouettes qui appartiennent à une certaine aristocratie du genre humain. (…) Il est légitime qu’on ait cherché à réunir dans une même légende tout ce qui contribuait à faire rêver le spectateur. (…) Le cinéma romantique aura eu au moins une vertu, celle de faire rêver, pendant plus d’un demi-siècle, plusieurs générations de spectateurs en les débarrassant sommairement de leurs fantasmes et de leurs frustrations.»
Pourquoi ce rappel et ce détour par le passé? Peut-être parce que le genre «romantique» aujourd’hui n’a plus guère de ressemblance avec ses origines: le héros romantique a peu à peu pris le visage d’un être désenchanté et vulnérable. On pourrait citer plusieurs films qui soulignent et mettent en évidence trois des éléments importants du romantisme «moderne»: une vision assez réaliste d’une passion amoureuse, la présence parfois d’une composante historique dans le récit, et souvent une propension à présenter un (ou des) héros en perdition.
On peut se demander si, avec cette définition «moderne» du romantisme, on se rapproche d’une certaine tonalité du film de Clint Eastwood. Essayons pourtant d’aller dans une autre direction, la qualification de «romantiques» ne convenant guère aux deux protagonistes du film. Peut-on alors parler de mélodrame? Le style propre d’Eastwood est sans doute celui d’un cinéaste classique dont la mise en scène est toujours d’une grande justesse et d’une non moins grande honnêteté. Il privilégie la rigueur, donc une certaine forme de rationalité bien éloignée du mélodrame comme du romantisme, et il sait éviter les «effets»: pas d’invraisemblances dans l’intrigue de ce film, pas de situations de violence, pas d’outrances dans la description des caractères, et pas de péripéties inattendues destinées à surprendre le spectateur. L’histoire est construite ici autour de la confession écrite par Francesca, une confession que ses enfants découvrent eux-mêmes après sa mort. Ce sont d’ailleurs les premières séquences du film, ce qui évite par la suite des surprises ou un suspense douteux.
L’histoire se place dans les années 60, mais on se rappellera que le film est sorti au milieu des années 90: cette production est peut-être aussi en net décalage avec le «politiquement correct» de cette époque-là. Un des messages du film laisse ainsi entendre, assez librement, qu’il ne faut pas passer à côté de l’amour (même si l’on est mère de famille!), et l’on remarquera que ce sont les deux adultes (Francesca et Robert) qui donnent comme une leçon de liberté aux enfants Johnson… On découvre aussi dans ce film l’importance donnée à une certaine forme de libération (moderne) de la parole. Et en même temps, Eastwood évite toute situation pathétique ou désespérée des personnages, tout glissement vers le mélodrame, même dans la scène où les deux protagonistes se quittent sous une pluie battante, chacun dans sa voiture, et tous deux arrêtés par les feux rouges d’un même carrefour…
Pour en revenir à la question posée au début de ces lignes: avec Sur la route de Madison, Eastwood ne cède ni au romantisme, ni au mélodrame, ni à la romance, tout en scrutant affectueusement, avec précision et sobriété, la solitude de ses personnages. Il s’agit d’un récit très structuré, d’une tranche de vie pleine d’émotion retenue (on pourrait aussi parler à ce propos de la musique du film, très discrète). On est ici en présence d’un drame qui s’accompagne d’une sobre mise en scène, sans dérapage et sans esbroufe.