L'édito de Kim Figuerola - Spectacle, violence et distorsion visuelle

Le 24 janvier 2024


Le cinéma est un médium qui possède une grande puissance esthétique. De telle sorte que certaines images peuvent nous soustraire à la réalité et nous plonger dans une vision altérée du monde. Loin de la pure reproduction du réel, ces images, partiellement vidées de leur matière première, constituent un univers qui tend vers le spectaculaire. C’est-à-dire, une disjonction du monde, entre la réalité et les représentations de celle-ci. La distorsion visuelle, issue du processus d’esthétisation, semble ainsi parfois être la stratégie trouvée pour atténuer ou sublimer la violence. Alors que le cinéma de fiction adopte fréquemment cette modalité, le documentaire expose habituellement la violence de manière brutale et vériste.

Pourtant, Broken Spectre (2022) de Richard Mosse est une œuvre qui donne à voir une violence à la fois abrupte et esthétisée. Entre reportage et film d’art, cette monumentale installation d’images en mouvement joue d’emblée avec la porosité des genres. Profondément ambiguë, elle aspire à éveiller notre conscience sur une urgence écologique: celle de la déforestation massive de l’Amazonie. Démontrant l’enchevêtrement complexe et tragique de ces crimes environnementaux, cet artiste irlandais convoque une iconographie troublante et fascinante. Les images, générées en grande partie par la microscopie ultraviolette et les systèmes d’information géographique d’imagerie multispectrale, procèdent à une esthétisation puissante de la violence. La technologie, altérant donc la réalité, transforme la couleur des paysages brûlés en argile, celle des arbres en rouge sang et celle des plantes en turquoise fluorescent. Mêlant le noir-blanc et la polychromie, ces manipulations filmiques provoquent une distorsion visuelle proche d’une expérience hallucinatoire. Elle occasionne de ce fait une forme d’aliénation de notre perception, redoublée par la fragmentation formelle créée par les quatre écrans. Broken Spectre nous montre une réalité certes tangible, mais l’horreur y est sublimée. Et bien que certaines séquences transcrivent le réel, ce dispositif cinématographique participe à la spectacularisation du monde.

Deux questions se posent dès lors: fallait-il avoir recours à «ce spectacle» pour nous sensibiliser à ces actes de violence et de destruction? Ne possède-il pas, a contrario, une fonction asservissante qui nous empêche de saisir notre monde dans toute sa réalité?