Richard Kelly, un talent égaré dans ses failles spatio-temporelles

Le 29 avril 2020

Petit génie méconnu du grand public, Richard Kelly était un des talents les plus prometteurs du cinéma indépendant américain au début des années 2000. Après trois films extrêmement intéressants mais au succès confidentiel, on est sans nouvelle de ce réalisateur depuis 2009. Sa maigre mais ô combien captivante filmographie valait bien un coup de projecteur.

En 2001, deux petits films réalisés par des auteurs alors inconnus sont sélectionnés au Festival du film de Sundance célébrant le cinéma indépendant. Concourant dans la catégorie «meilleur scénario», on y trouve Memento de Christopher Nolan et Donnie Darko de Richard Kelly. C’est Nolan qui obtient le trophée. La suite on la connaît: depuis deux décennies, Nolan a jeté sa griffe sur Hollywood avec ses thrillers high-concept. The Dark Knight, Inception, Interstellar… autant de succès acclamés tant par la critique que le public. Il est un des rares auteurs jouissant de moyens illimités et d’une liberté totale dans l’univers pourtant très formaté des blockbusters hollywoodiens. Certains l’élèvent même au rang de «nouveau Kubrick». En revanche, pas grand monde ne connaît grand-chose de Richard Kelly. C’est fort dommage! La toute récente ressortie dans les salles françaises de Donnie Darko, ainsi que sa réédition en Blu-ray et DVD par le prestigieux distributeur français Carlotta Films, dont le but est la valorisation du cinéma de patrimoine (Le Mépris, Le Temps des gitans ou encore L’Aurore figurent dans leur catalogue), rappellent pourtant la place importante de ce réalisateur américain dans le cœur de certains cinéphiles.

Lorsque Donnie Darko sort en octobre 2001, c’est un électrochoc pour les rares spectateurs qui ont la chance de le découvrir en salle. Survenant dans un contexte perturbé post-11 septembre, le film ne fera que peu d’entrées au cinéma. C’est seulement avec sa diffusion quelques mois plus tard en DVD, un support alors en plein essor, que Donnie Darko allait conquérir les amateurs de belles découvertes en vidéo-club et rapidement endosser un statut de film culte. De la même manière que les Wachowski parvenaient à s’inspirer d’influences et de références diverses pour créer un univers singulier avec Matrix en 1999, Richard Kelly, dans un melting-pot improbable de genres, combine fantastique à la Stephen King avec de la science-fiction que ne renierait pas Philip K. Dick. Mais Donnie Darko est bien plus qu’un film qui parle d’univers tangents, de voyage dans le temps ou de quatrième dimension. C’est surtout un teen movie de lycée, une satire politique sur la décadence d’une Amérique reaganienne, un dédale psychologique lynchien, un manifeste existentialiste, tout ça sous la forme d’un revival eighties préfigurant une série comme Stranger Things. N’en jetez plus, la coupe est pleine! Et pourtant, là où la plupart des jeunes réalisateurs se seraient retrouvés écrasés par le poids de toutes ces références et ces nombreux hommages, Richard Kelly, 24 ans au moment du tournage, en fait quelque chose d’unique, original et fascinant tant la richesse du matériel offre différents niveaux de lecture. Si la fluidité avec laquelle toutes ces thématiques sont abordées et compilées révèle tout le talent de scénariste de Richard Kelly, Donnie Darko s’illustre également par sa distribution aussi inattendue que parfaite pour tous les rôles. C’est surtout la naissance d’une grande star, Jake Gyllenhaal, qui fait sa première apparition significative à l’écran. Sa performance dans le rôle-titre contribua grandement à le propulser au-devant de la scène hollywoodienne. Mais l’histoire retiendra également les résurrections artistiques de Drew Barrymore et de Patrick Swayze dont les carrières respectives connurent un second souffle salvateur à la suite de ce film. Enfin la bande originale, alternant des hits de la Nouvelle Vague avec une composition inspirée de Michael Andrews, donne une touche mélancolique au film. Si beaucoup de spectateurs ne saisissent pas tous les tenants et aboutissants de l’histoire, c’est alors grâce à cette musique qu’ils se laissent charmer par cet univers étonnant.

Après un tel coup d’éclat, les attentes sont grandes en 2006 lorsque Richard Kelly vient présenter en compétition au Festival de Cannes son deuxième film. Malheureusement, cette projection se transforme en malédiction pour le réalisateur. Southland Tales devient un des films les plus détestés de la compétition cannoise. L’accueil glacial de la critique sur la Croisette obligea le réalisateur à retourner à sa table de montage et ce n’est que trois ans plus tard que le film fut distribué au grand public, directement en DVD. Pourquoi tant de haine? Difficile à dire. Richard Kelly reprend tous ses gimmicks qui lui avaient tant réussi dans Donnie Darko pour en faire une chronique cathartique des Etats-Unis de George Bush. Tournée en seulement vingt et un jours, cette fresque extrêmement ambitieuse et complexe a pu désarçonner par sa confusion. La preuve? Le film est impossible à résumer. Il y est question de star du showbiz amnésique traversant des failles spatio-temporelles, d’une société accro à une source d’énergie infinie dont elle se rend totalement esclave, d’un gouvernement en guerre perpétuelle surveillant les moindres faits et gestes de ses citoyens, d’une société au bord de l’implosion dans une ambiance apocalyptique. Le récit est fragmentaire, on se perd dans cette fresque kaléidoscopique aux nombreux personnages mus par des motivations obscures. Peu importe, car moins que d’un récit, c’est d’un monde dont il est question. Aucun film n’a aussi bien cerné la vacuité et les paradoxes du rêve américain. Ce chaos plus ou moins organisé dépeint exactement ce qu’allaient devenir les Etats-Unis lors des quinze prochaines années. Une fois encore, Kelly impressionne par la pertinence de son regard social et politique, la densité de son film et la virtuosité avec laquelle il dirige des acteurs has been, tous plus convaincants les uns que les autres. On peine à croire que Justin Timberlake, Sarah Michelle Gellar, Dwayne Johnson ou encore Christophe Lambert soient crédibles dans un des plus beaux hommages qui aient été rendus à l’auteur Philip K. Dick.

Vous l’aurez compris, Richard Kelly a un talent hors pair pour retranscrire le contexte historique dans lequel se déroulent ses films. Souvent, il éclate la temporalité de ses récits afin de mieux capter l’essence de leur époque. C’est un des procédés caractéristiques de l’auteur qu’on retrouve également dans Domino, un film de Tony Scott pour lequel Richard Kelly est crédité au scénario. Cet étrange film méconnu, malgré la présence de Keira Knightley, Mickey Rourke et Christopher Walken au générique, est également l’un des portraits les plus fous et pertinents d’une société transformée en une vulgaire télé-réalité, à la veille des années 2000. Une fois encore, le récit se dissout très vite au profit d’une succession de vignettes et de personnages, comme autant de fondation d’un château de cartes prêt à s’effondrer. Dans son dernier film The Box datant de 2009, Richard Kelly semble renoncer à ce procédé pour revenir à une forme de récit plus sage, basée sur une nouvelle d’un autre fameux auteur de science-fiction, Richard Matheson. Lorsque la nouvelle en question est racontée après 20 minutes de film, Kelly retombe dans ses «travers»: il explore les ravages du rêve américain sur une famille de la classe moyenne des années 70. L’ambiance combinant exploration spatiale, paranoïa de guerre froide, présence extraterrestre et… Jean-Paul Sartre (!) déroute une nouvelle fois les rares spectateurs avec une Cameron Diaz qui déclame que «l’Enfer c’est les autres».

En 2001, Christopher Nolan et Richard Kelly ont beaucoup de points communs. Amateurs de récits exigeants, très souvent ancrés dans la science-fiction ou le fantastique et maîtres hors pair dans les narrations éclatées, l’un est devenu un des réalisateurs les plus puissants d’Hollywood, l’autre est totalement oublié, bien que ses trois films soient tous réhabilités quelques années après leurs sorties. Donnie Darko et Southland Tales ont même acquis le statut envié de films cultes, faisant le bonheur d’une frange cinéphilique amatrice des découvertes en DVD. Il est difficile d’expliquer deux trajectoires aussi antinomiques que celles de Kelly et Nolan. Peut-être qu’à l’image de l’univers de Donnie Darko, celui de Richard Kelly s’est fracturé en 2001 le confinant dans une quatrième dimension le condamnant à rester maudit? Cela fait plus de dix ans maintenant que ce brillant cinéaste écume les festivals qui rendent hommage à sa filmographie, l’obligeant sans cesse à ressasser le passé, un comble pour un auteur fasciné par les voyages dans le temps. Et le présent alors? Parmi les derniers projets sur lesquels il travaillerait, il est question d’un biopic sur Rod Serling, l’auteur génial à l’origine de la série TV… La Quatrième dimension. Bloqué je vous dis!

Donnie Darko, Domino, Southland Tales et The Box sont tous disponibles en DVD et Blu-ray.

Blaise Petitpierre