Les Prépondérants

Le 08 octobre 2020

La littérature de fiction peut être un moyen original de mieux comprendre l’histoire du cinéma, mais également les mécanismes sociaux, politiques, psychologiques et esthétiques propres à ce médium. C’est ce que prouve la lecture du roman Les Prépondérants, écrit par Hédi Kaddour et publié en 2015 1.


Couronné de plusieurs prestigieuses distinctions littéraires, parmi lesquelles le Grand Prix du roman de l’Académie française, ce récit-fleuve situé au début des années 1920 narre l’arrivée dans la ville fictive de Nahbès, en Afrique du Nord, d’une équipe américaine venue pour tourner un film dans le désert. À cette occasion, le réalisateur Neil Daintree, sa compagne, Kathryn, la star du long métrage, Francis Cavarro, et plusieurs de leurs acolytes rencontrent les «Prépondérants» de la ville, soit les colons européens comme la journaliste Gabrielle Conti ou le notable Ganthier. Ils se lient également avec des personnages originaires de la région comme le jeune et brillant Raouf ou sa cousine Rania, fille de Si Mabrouk, un grand bourgeois de Nahbès. La ville se fait ainsi le lieu d’un véritable choc des cultures. Elle devient le théâtre d’échanges constants entre ces protagonistes issus de différentes régions, qui se réunissent dans le salon du Grand Hôtel pour parler ou faire la fête, découvrent les coutumes de la région ou vivent des aventures amoureuses improbables. Le roman se présente ainsi comme une fresque composée de plusieurs saynètes cocasses ou tragiques, une sorte de puzzle qui fait prendre sans cesse au récit des détours plaisants et accorde une place de choix à l’anecdotique, en privilégiant une narration basée sur l’entremêlement de discours et de voix, oscillant entre un point de vue omniscient et les paroles rapportées des personnages.


Nous le disions en amorce, outre ses qualités stylistiques et narratives, le roman de Kaddour est un moyen passionnant de porter un regard peu ordinaire sur l’histoire du cinéma et les spécificités de ce médium. En effet, les personnages, bien que fictifs, sont supposés être issus du milieu huppé du Hollywood des années 1920, que l’on découvre à travers leurs yeux. Ainsi, l’un des sujets qui passionne les occupants du Grand Hôtel de Nahbès est l’affaire bien réelle du procès de l’acteur Fatty Arbuckle. Accusé d’avoir violé et assassiné la comédienne Virginia Rappe au cours d’une soirée arrosée, cette vedette du comique a été au centre d’un scandale très fortement médiatisé. Ce dernier est suivi par l’équipe de tournage étasunienne à distance, sur la base de leur lecture de la presse et de rumeurs qui se propagent. Tous les habitants de la ville en entendent parler, et chacun a son avis sur cette affaire, décrite comme «une vraie histoire américaine […], du sexe, de l’alcool, des principes, de l’argent, et de l’émotion, le public venait, la morale s’exaltait, la mort planait, la presse vendait…» (p. 124). Si le déroulement du procès est décrit de manière très fidèle aux faits historiques, le roman se permet d’impliquer ses personnages de fiction dans cette affaire, comme en témoigne le passage suivant:

«Tu n’as jamais aimé la femme de Fatty, avait dit Neil à Kathryn, on se demande pourquoi. Kathryn avait serré les dents. Un jour, ses amis l’avaient forcée à se cacher parce que la femme de Fatty avait trouvé un revolver et qu’elle la recherchait dans tout Hollywood, cette folle s’imaginait que j’étais en train de lui prendre son mari» (p. 127).


Ici, Kathryn est mise en lien direct avec une des figures majeures du procès, la femme de l’accusé. Ce type de procédé contribue à rendre crédibles les protagonistes dans le contexte historique dans lequel ils sont supposés évoluer. Ce passage est par ailleurs représentatif des glissements d’une voix à l’autre qui caractérisent le style de Kaddour et que nous évoquions plus haut: on passe d’un discours rapporté attribué à Neil à une narration plus classique, pour déboucher sur la transcription directe des pensées de Kathryn. Percevoir ainsi un événement marquant de l’histoire du cinéma - le procès Arbuckle - à travers la subjectivité de personnages romanesques constitue une manière ludique de découvrir les secrets du Hollywood des «Années folles».


Le roman propose également des descriptions habiles de projections de films, prenant en compte tous les éléments du dispositif cinématographique: les images projetées, le contexte de diffusion et les réactions des spectateurs. La présentation d’un film aux habitants de Nahbès, qui n’ont pour la plupart jamais vu d’images animées auparavant, constitue l’un des moments les plus marquants de l’ouvrage. Dans ce passage, ce sont tout d’abord les spectateurs qui sont décrits:

[…] «On s’était retrouvé au jardin public, en ville européenne, plusieurs centaines de personnes, au premier rang les Américains et les notabilités françaises et indigènes […], et puis les colons, les grands commerçants européens, juifs et arabes, les fonctionnaires subalternes […]. Sur le côté gauche, séparés par des chevaux de frise, les humbles, venus par curiosité, ou ramassés par les spahis» (p. 423).


L’organisation du public face à l’écran donne immédiatement à voir la hiérarchie sociale et les inégalités qui règnent dans cette ville où les cultures et les classes sociales se rencontrent sans jamais réellement se mélanger. Par la suite, une fois la séance commencée, Kaddour parvient avec brio à faire dialoguer la description des images, le commentaire du film bonimenté par le personnage de l’Américain Wayne et les réactions de la foule, comme en témoigne notamment l’extrait suivant:

«D’autres voix réclamant le silence, la rumeur se calmant, revenant, la foule prenant parti pour un jeune homme en noir, un avocat; sur l’écran il consolait la veuve; puis un cri dans la foule, un cri de femme, une Française, une mal élevée? une vendeuse? le cri à nouveau, plus clair, repris par d’autres voix de Françaises, c’était Cavarro! l’homme, derrière l’avocat, c’était Cavarro! La foule avait maintenant reconnu Francis Cavarro, on applaudissait, puis un carrosse arrivait sur les lieux, 'qui c’est, celui-là? - Wayne il a dit c’est un marquis - il a de la poudre sur le visage, le marquis, comme une chrétienne - la honte!'» (pp. 425-426).


Dans ces quelques lignes, l’entrecroisement entre la description des réactions de la masse, la transcription de commentaires échangés et les images du film qui sont données à voir textuellement, reproduit de manière habile le magma de sensations complémentaires et contradictoires que suscite le médium filmique. Le récit de cette séance est également le lieu d’une analyse sociologique des différents types de spectateurs, des femmes françaises manifestant vocalement leur admiration pour la star du film aux locaux ressentant le besoin d’interroger chaque plan.


Ainsi, Les Prépondérants constitue une excellente manière d’entrer par la littérature dans le cinéma, en découvrant page après page les dessous de la production et de la réception des films dans les années 1920, tout en interrogeant l’histoire coloniale des nations occidentales et ses conséquences sur les terres occupées et leurs habitants.


1 L’édition qui nous sert de référence est la suivante: Hédi Kaddour, Les Prépondérants, Paris, Gallimard, «Folio», 2015.