Les meilleurs films? Sondages, florilèges et palmarès…

Le 22 octobre 2020

«Et les dix meilleurs films sont…» La presse s’adonne régulièrement au petit jeu des sondages en priant critiques et (ou) lecteurs de dresser la liste des films qu’ils estiment être les meilleurs. L’opération n’est pas sans intérêt, même si la démarche n’est pas toujours exempte de subjectivité ou d’irrégularités, a fortiori si l’enquête ne concerne qu’un petit nombre de «sondés».


Petit retour en arrière. En 2002 la revue française de cinéma Positif fêtait la parution de son 500e numéro et ses 50 ans d’existence. A cette occasion elle avait demandé à 87 de ses collaborateurs de dresser la liste de leurs dix films préférés, à choisir parmi ceux qui étaient sortis entre 1952 et 2002 (soit un demi-siècle de cinéma). Une liste de 50 films avait été ainsi établie; on retiendra les dix premiers titres:

2001: l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968)

Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958)

Huit et demi (Federico Fellini, 1963)

Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1966)

Persona (Ingmar Bergman, 1966)

La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955)

Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975)

Hiroshima, mon amour (Alain Resnais, 1959)

L’Intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954)

Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979).


Toujours en 2002, et lors du même sondage, la revue avait également sollicité l’avis de ses lecteurs. Voici les dix premiers titres qu’ils ont plébiscités:

2001: l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968)

Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979)

Mulholland Drive (David Lynch, 2001)

Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958)

La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955)

Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975)

In The Mood For Love (Wong Kar-wai, 2000)

La Prisonnière du désert (John Ford, 1956)

Chantons sous la pluie (Stanley Donen et Gene Kelly, 1952)

Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963).


En comparant ces deux listes on a d’abord la grande surprise de découvrir six (!) titres identiques - dont deux de Stanley Kubrick: 2001: l’Odyssée de l’espace, Sueurs froides, Le Mépris, Barry Lyndon, Apocalypse Now et La Nuit du chasseur. Les goûts semblent donc très proches. S’agissant d’une revue cinématographique bien connue, et de ses collaborateurs et lecteurs, on peut comprendre cette similitude, mais elle est tout de même assez surprenante.


Quelques remarques. La première c’est que parmi les dix meilleurs films cités par les rédacteurs et les collaborateurs professionnels de Positif, huit d’entre eux ont été tournés avant 1969, donc 30 à 50 ans avant l’organisation du sondage. Or parmi les chroniqueurs de cinéma qui ont participé à cette enquête on peut découvrir un joli nombre de journalistes qui appartiennent, en 2002, à ce qu’on appellera la «nouvelle génération» des critiques: pour eux (les jeunes) comme pour les autres (les anciens) les choix semblent donc se porter plus volontiers sur le passé que sur le présent. Et si on allait au-delà des dix titres, en retenant cette fois les «50 meilleurs films» choisis en 2002 par les critiques et professionnels du cinéma, on découvrirait effectivement que 85% de ces longs métrages ont été tournés avant 1980. On notera en revanche que le choix des lecteurs de Positif - en considérant également les cinquante premiers titres de leur liste - se porte alors très nettement sur des films plus récents. Question d’âge? Ou doit-on en déduire que, pour les spécialistes, les «meilleurs réalisateurs» sont d’abord des «cinéastes du passé», que le temps a permis d'établir plus «sûrement» comme exemplaires?


On rappellera tout de suite que le petit jeu qui consiste à établir les «listes des meilleurs films ou des meilleurs réalisateurs» garde une composante très subjective liée aux dates (on peut s'interroger sur l'exclusion, a priori, de toute la période muette et des débuts du cinéma parlant), aux modalités du sondage (films préférés de chacun ou meilleurs films de l'histoire du cinéma?), ainsi qu’à l’identité des «sondés». Les résultats sont souvent imprévisibles. Une telle démarche titille d’ailleurs régulièrement les revues, les sites internet et les publications liées ou non au cinéma (Télérama, SensCritique, Wikipédia, etc.) En 2017 - donc quinze ans après l’opération Positif dont il est question ci-dessus -, le quotidien romand Le Temps publiait une liste, un peu différente il est vrai, celle des «meilleurs films de tous les temps»: 59 critiques de l’Association suisse des journalistes cinématographiques avaient alors dressé la liste des trente films qu’ils estimaient être les meilleurs de l’histoire du 7e art. De cette liste de trente titres de films on ne retiendra, pour notre recherche, que ceux qui ont été tournés entre 1952 et 2002 (comme dans le sondage de Positif).


Voici donc les titres des «dix meilleurs films» de cette deuxième moitié du siècle dernier:

2001: l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968)

Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979)

Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1994)

Blade Runner (Ridley Scott, 1982)

Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958)

Psychose (Alfred Hitchcock, 1960)

A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960)

Fargo (Joel et Ethan Cohen, 1996)

Le Parrain (Francis Ford Coppola, 1972)

Stalker (Andreï Tarkovski, 1979).


Essayons de comparer ce qui est comparable. L’exercice peut être critiqué bien sûr (dates du sondage différentes, survol au départ plus vaste de l’histoire du cinéma, chroniqueurs suisses et non plus français), mais il y a pourtant quelques points à relever.


D’abord que, dans les deux listes qui ont été établies par les «spécialistes» du cinéma, on découvre deux titres identiques: 2001: l’Odyssée de l’espace et Apocalypse Now. Et aussi les noms de quatre mêmes cinéastes: Kubrick (cité deux fois dans la liste française), Coppola, Hitchcock (cité deux fois dans la liste des journalistes suisses) et Godard. Quatre réalisateurs que l’on retrouve d’ailleurs aussi dans la liste des lecteurs de Positif!


Deuxième constatation: ces trois listes contiennent des titres de films américains ou anglophones, tout particulièrement dans la liste suisse (8 sur 10!) Même chose en consultant la liste des lecteurs de Positif (8 sur 10 également). Les cinéastes non étasuniens ou non anglophones se font donc rares. Seuls les journalistes français laissent une certaine place à l’Europe et au Japon: 5 sur 10, à savoir Fellini, Bergman, Godard, Resnais et Mizoguchi. Il n’y en a en revanche que deux places pour des réalisateurs non anglophones (Wong Kar-wai et Godard) pour les lecteurs de Positif et seulement deux également pour les journalistes suisses (Godard - toujours lui! - et Tarkovski).


Difficile de nier la présence désormais récurrente de plusieurs films made in USA et qui font mouche auprès du grand public. Une présence très importante qui n’étonne plus personne: depuis des dizaines d’années la cinématographie américaine a squatté peu à peu les premières places; on pensera à Kubrick, Hitchcock - américain aussi pour la moitié de son œuvre en tous cas! -, Coppola, Ford et Welles pour n’en citer que cinq. A relever pourtant quelques noms de réalisateurs européens: dans la liste des journalistes de Positif de 2002, on trouve par exemple celui de Federico Fellini qui, avec Huit et demi, occupe la troisième place du palmarès (derrière 2001: l’Odyssée de l’espace et Sueurs froides, deux films que l’on retrouve d’ailleurs dans tous les hit-parades du monde). En revanche on constate la disparition totale de Huit et demi dans les deux autres listes… Un long métrage qui est pourtant considéré comme un film très important, à l’origine de ce que l’on peut appeler le cinéma moderne. Ainsi, au-delà de la puissance d’une industrie cinématographique qui s’est imposée face à toutes les autres, quel rôle joue la reprise constante de quelques noms ou titres dans tous les classements? Certains films pèsent en effet d’un poids certain sur la conscience et les goûts des «spécialistes», brouillant les pistes d’une appréciation véritable au profit de canons institués. Et ce, parfois même au détriment de toute «exemplarité» d’une œuvre vis-à-vis de son contexte ou de son art, comme en témoigne l’occultation progressive de Huit et demi.


De fait, avant de conclure, retour en arrière et coup d’œil sur deux derniers sondages. En 1995 le quotidien brésilien Fohla de S. Paulo avait demandé à 100 (!) critiques et journalistes du monde entier de dresser la liste de leurs «meilleurs films». Si l’on considère toujours la même période (la deuxième moitié du siècle dernier), on obtient les cinq premiers titres suivants:

Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958)

Huit et demi (Federico Fellini, 1963)

Apocalypse Now (Stanley Kubrick, 1979)

Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953)

Amarcord (Federico Fellini, 1973).


Un dernier sondage. En 1996, c’est l’«Académie européenne du cinéma et de la télévision» qui a demandé à ses 300 membres de sélectionner aussi les meilleurs films de tous les temps. Jetons un œil sur la liste des 5 meilleurs films choisis par ces Académiciens, toujours dans la même deuxième moitié du siècle passé:

Huit et demi (Federico Fellini, 1963)

Andreï Roublev (Andreï Tarkovski, 1966)

La Strada (Federico Fellini, 1954)

Amarcord (Federico Fellini, 1973)

Chantons sous la pluie (Stanley Donen et Gene Kelly, 1952).


Inutile d’aller plus loin. Le changement de cap est évident et s’explique par les origines nationales diverses des membres de cette Académie européenne (22 pays sont concernés). Et l’on ne retrouverait pas, si l’on examinait la suite de leur liste, beaucoup de titres identiques à ceux mentionnés plus haut.


Le lecteur attentif aura par ailleurs déjà remarqué que dans les 30 titres des trois premières listes le nom de Federico Fellini, par exemple, n’apparaît qu’une (!) seule fois, alors qu’il est cité quatre fois dans les seuls 10 titres des deux derniers sondages (international et européen au sens large)! Le réalisateur italien semble encore se tailler, dans cette seconde moitié du XXe siècle, et auprès de nombreux spécialistes du 7e art du monde entier, une solide réputation mondiale. D’où l’importance de croiser les regards et diverses histoires du cinéma, telles qu’elles se sont construites à travers le globe et le temps.


Et si l’on procédait aux mêmes sondages aujourd’hui et sur la même période, les résultats seraient-ils identiques? L’histoire des sondages est un jeu relativement ancien, culturellement discutable, chacun ayant le droit d’estimer qu’au final il manque tel ou tel film essentiel, ou qu’un autre n’a vraiment aucune raison de figurer dans le palmarès. Que valent alors ces enquêtes et comment les interpréter? Par leurs témoignages, les sondages mettent en évidence la richesse historique du cinéma et les multiples façons de l'envisager, permettant peut-être à chacun de se situer, de comparer ses goûts à ceux de son entourage, proche ou lointain, quitte à se retrouver très isolé, hors du flux médiatique, ou au contraire à se découvrir le représentant d’une certaine majorité intellectuelle et culturelle environnante, comme un témoin privilégié d’un matériau complexe, fortement lié au contexte et aux événements historiques de l’époque dans laquelle il vit…