Les genres du cinéma populaire mexicain

Le 23 août 2023

Notre connaissance du cinéma mexicain de la période classique se limite bien souvent à quelques chefs-d’œuvre d’un seul cinéaste d’origine européenne: Luis Buñuel. En effet, ce dernier a réalisé outre-Atlantique certains des films les plus importants de sa filmographie, comme Los olvidados (1950) ou El ángel exterminador (1961). Or l’industrie cinématographique mexicaine était extrêmement prolifique à cette époque et a donné naissance à une grande variété d’œuvres. Ainsi, l’enjeu de la rétrospective proposée en 2023 par le Locarno Film Festival, intitulée «Spectacle Every Day - The Many Seasons of Mexican Popular Cinema» et imaginée par Olaf Möller et Roberto Turigliatto, était de faire découvrir au public cinéphile de la salle du GranRex la diversité de cette production nationale encore méconnue en Europe.


La fréquentation ponctuelle de ces séances introduites par des spécialistes érudits était l’occasion de découvrir une programmation faisant la part belle au cinéma de genre. En effet, l’industrie filmique mexicaine entre les années 1940 et 1960 n’a rien à envier à sa voisine étasunienne: westerns, films noirs, comédies musicales, mélodrames ou encore films d’épouvante y étaient réalisés en nombre, se caractérisant bien souvent par un ton décomplexé et rafraîchissant.


Commençons ce bref parcours par le film noir La noche avanza de Roberton Galvadón (1952), centré sur la figure d’antihéros de Marcos, un champion de pelote basque égoïste et manipulateur qui n’hésite pas à tirer profit des femmes qu’il séduit. Cet individu peu recommandable se retrouve un jour victime d’un groupe de malfaiteurs qui cherche à l’éliminer. Ponctué de nombreuses parties de pelote basque impliquant de véritables joueurs comme figurants, le film constitue une plongée passionnante dans les méandres d’un milieu sportif singulier et propose une réflexion sur les conséquences inévitable de nos actes: si le cynique Marcos pense pouvoir se tirer d’affaire, une séquence conclusive pleine d’ironie scelle le destin de ce protagoniste arriviste et cruel, qui obtient en fin de compte la monnaie de sa pièce.


En miroir de La noche avanza, on trouvait El medallón del crímen de Juan Bustillo Oro (1956), qui se penche quant à lui sur le destin d’un homme sans histoire victime malgré lui d’une bande de truands. Raúl, un sympathique employé de bureau, sort fêter la Saint-Sylvestre avec des collègues avant de rejoindre son épouse et son fils. Tout se complique lorsque sa soirée arrosée le mène dans l’appartement d’une femme qui s’avère être la maîtresse d’un bandit sanguinaire. Lorsque ce dernier, fou de jalousie, tue son amante, il s’efforce de faire porter le chapeau à l’innocent Raúl. Dans la pure tradition du film noir, le long métrage plonge son protagoniste dans une série de situations périlleuses et en apparence inextricables. Malgré une résolution un peu expéditive, le film construit ainsi une véritable tension narrative qui tient sans peine le spectateur ou la spectatrice en haleine.


Si les criminels ne triomphent pas dans le cinéma populaire mexicain, c’est aussi grâce à divers justiciers masqués, parmi lesquels la Batwoman championne de lutte mise en scène dans le désopilant La mujer murciélago de René Cardona (1968). Dans cette série Z résolument pop, une super-héroïne masquée enquête en compagnie de deux agents secrets sur une série de meurtres visant uniquement des lutteurs. Elle ne tarde pas à découvrir qu’un savant fou se cache derrière ces crimes, et qu’il souhaite utiliser la moelle épinière des combattants assassinés pour donner vie à un être mi-homme, mi-poisson ressemblant furieusement à l’amphibien de L’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold (1954). Empruntant à plusieurs productions étasuniennes de l’époque - l’influence des monstres Universal, des comic books et de James Bond est évidente -, ce sympathique nanar puise également allégrement dans la culture populaire mexicaine, notamment en situant son intrigue dans le monde de la lucha libre.


Le groupe de justiciers formé par Batwoman et ses acolytes trouve un équivalent surprenant dans El corazón y la espada d’Edward Dein et Carlos Véjar Jr., premier film mexicain tourné en trois dimensions, sorti en 1953. Situé dans l’Espagne médiévale, ce film suit deux gentilhommes infiltrant un château aux mains des Maures dans le but d’en reprendre le contrôle. Ils croisent alors la trajectoire d’un homme d’Eglise qui accepte de leur prêter main-forte et d’une jeune femme à la recherche d’un alchimiste capable de transformer le plomb en or. Par la suite, le quatuor va explorer chaque recoin du château, affronter de terribles adversaires et bénéficier de l’aide d’une princesse condamnée à épouser un homme qu’elle n’aime pas. Même si le film cumule les lieux communs du film de cape et d’épée, avec son lot de héros courageux, de demoiselles en détresse et de trésors cachés, le visionnage d’El corazón y la espada à Locarno était particulièrement divertissant en raison de sa projection dans une version restaurée en 3D. Le dispositif permettait de constater que chaque plan est en réalité un prétexte pour diriger une lance, un fleuret ou tout autre objet en direction de la spectatrice ou du spectateur. Autant d’indices de la dimension fondamentalement attractionnelle qui caractérise la première vague de cinéma tridimensionnel dans les années 1950, qui visait à concurrencer la télévision alors en plein essor en amplifiant le pouvoir spectaculaire des projections sur grand écran.


L’Espagne médiévale n’est pas la seule période historique traitée par ce cinéma haut en couleur. En effet, une Égypte antique pour le moins fantaisiste sert de cadre à La corte de faraón de Julio Bracho (1944), une comédie délirante dans laquelle un pharaon, pour conjurer une prophétie funeste, organise le mariage d’une de ses esclaves avec un général invaincu, mais impuissant… Entre gags scabreux, décors en carton-pâte et anachronismes revendiqués - la cour du pharaon est entre autres équipée de téléphones ornés de hiéroglyphes -, le film s’assume comme un joyeux mélange des genres et des registres et fait la part belle à de longues séquences chantées.


Une dimension musicale analogue était au cœur de Música de siempre de Tito Davison (1956), une production en couleurs composée de différents numéros dansés et chantés sans véritable lien entre eux, parmi lesquels une performance d’Edith Piaf interprétant La Vie en rose dans un décor floral. La cohérence narrative du tout est donnée par un récit-cadre mettant en scène un réalisateur et son producteur assis dans une salle de projection, cherchant désespérément à fabriquer un film à partir des différents numéros musicaux qu’ils visionnent. Cette diégétisation de l’incohérence réelle de l’ensemble constitue un amusant tour de passe-passe et prouve une fois de plus la désinhibition libératrice qui caractérise ce cinéma.


Outre les films de genre, qui composaient la majeure partie de cette rétrospective, on trouvait également quelques morceaux de bravoure cinématographiques, truffés d’expérimentations formelles ou porteurs d’un discours particulièrement caustique. Torero de Carlos Velo (1956) appartient à la première catégorie, en ce qu’il articule de manière originale le documentaire et la fiction. Il s’agit d’un film biographique consacré au célèbre toréador mexicain Luis Procuna, qui joue son propre rôle. Le long métrage propose une alternance entre des images d’archive de corridas durant lesquelles Procuna s’est démarqué, et des reconstitutions de moments de son passé, rejoués par le protagoniste et sa famille. En ce qu’il met en scène un torero confronté à la peur de la mort et à l’angoisse de décevoir un public toujours plus exigent, Torero est bien plus qu’un document historique sur la pratique de la corrida au Mexique, et offre une riche réflexion sur les enjeux qu’implique le fait d’offrir son corps en pâture - au taureau, certes, mais avant tout à une foule souvent cruelle.


Pour conclure, évoquons notre véritable coup de cœur de cette programmation, El esqueleto de la señora Morales de Rogelio Antonio González (1960). Ce long métrage considéré par certains spécialistes comme «le meilleur film de Buñuel que Buñuel n’a pas réalisé» suit la trajectoire d’un taxidermiste bon vivant subissant le mauvais caractère de son épouse, une femme aigrie, infirme et très religieuse. Poussé à bout, ce mari malheureux décide d’assassiner son bourreau, un acte débouchant sur un procès qui met à mal la prétendue droiture des représentants de l’Église. Véritable pamphlet contre la bigoterie, cette comédie noire est servie par une réalisation intelligente, donnant à voir avec brio chaque recoin de l’atelier et de la maison du taxidermiste.


Signalons enfin à nos lectrices et lecteurs qui n’ont pas pu se rendre à Locarno cette année qu’il est possible de découvrir certains titres évoqués ici dès la rentrée à la Cinémathèque suisse, qui reprend comme chaque année une partie de la rétrospective du festival tessinois, mais aussi en ligne, sur la plateforme MUBI, également partenaire de la manifestation.