Les 56es Journées de Soleure

Le 10 février 2021

Le 27 janvier passé se concluait la 56e édition des Journées de Soleure, tenue en ligne - évidemment -, tables rondes, entretiens et remises de prix compris. Partons donc de la fin, c’est-à-dire des films lauréats, avant de plonger dans cette sélection 2021: Mare, d’Andrea Štaka, a ainsi été récompensé par le Prix de Soleure, tandis que Beyto, de Gitta Gsell, obtenait celui du Public et Von Fischen und Menschen, de Stefanie Klemm, initiait celui de «l’Opera Prima», récompensant, ainsi que son nom l’indique, des premières œuvres. Enfin, dans deux catégories moins mises en lumière, Signs (Dustin Rees), Only A Child (Simone Giampaolo) et Ecorce (Samuel Patthey et Silvain Monney) se partageaient le Prix du film d’animation, Lucas del Fresno (Europa), Sarah Imsand (Olympia Station) et Thaïs Odermatt (Bandwurm Alexis & Maria Callas) ceux des «Upcoming Talents». Rien de tout cela, cependant, ne sera traité dans les lignes qui suivent! C’est que nous avons tracé notre parcours à travers le festival à contre-courant, privilégiant les œuvres historiques aux sorties récentes, les documentaires - grands absents des catégories récompensées - aux œuvres de fiction.


Un fil rouge s’est très vite imposé, déroulé à partir du visionnement des œuvres présentées dans la section «Histoires du cinéma suisse». Les «pionnières» des années 1970 y sont mises à l’honneur en les personnes de Marlies Graf Dätwyler, Carole Roussopoulos, Tula Roy et d’autres encore: pourquoi dès lors ne pas faire des Journées de Soleure une exploration du cinéma documentaire suisse au féminin, à travers les époques? D’emblée, les œuvres de ces initiatrices frappent - mais davantage par les documents bruts qu’elles donnent à voir plutôt que par les tentatives de mises en forme de leurs réalisatrices, les protagonistes filmées plutôt que les questions qui leur sont posées. Ainsi, dans le Ciné-Journal au féminin de Lucienne Lanaz et Anne Cunéo (Suisse, 1980), les commentaires au jeu d’actrice figé et trop écrit des deux femmes n’ajoutent rien aux images implacables de ces actualités qui ont nourri l’imaginaire suisse durant près de cinquante ans. L’infantilisation constante des femmes - déjà très peu présentes dans les sujets -, leur instrumentalisation au service des idéaux d’un Etat qui entend bien se passer de leur avis éclate pleinement mais on ne sort guère du simple constat. C’est sans doute qu’il faut commencer par pointer le problème, avant d’en faire la critique, voire d’y opposer une autre histoire.


Malheureusement, le ton revendicateur de Carole Roussopoulos dans son portrait de Gabrielle Nanchen (Suisse/France, 1971), première Valaisanne à entrer au Conseil national, ou dans Maso et Miso vont en bateau (France, 1975), coréalisé avec Delphine Seyrig, semble manquer sa cible. Face au visage de la belle-mère de Gabrielle Nanchen, empli d’une malice triste, les questions abruptes de la cinéaste tombent à plat, interrompant même les rares moments où la paysanne commence à déployer son propos. Se rejoue ainsi ironiquement le carcan qui aura privé ces mères, filles et épouses de toute parole propre et qui pèse encore lourdement dans des silences qui en disent bien plus long que les réponses toutes faites qu’on attend d’elles. Même écart, même gêne devant Maso et Miso, qui remonte, en y ajoutant par le biais d’intertitres les commentaires des réalisatrices, une émission de Bernard Pivot. Lors de la Journée de la femme en 1975, il convie la secrétaire d’Etat Françoise Giroud à une farce télévisuelle dérangeante où se succèdent fièrement des auto-proclamés misogynes. Déjouant les postures qu’on cherche à provoquer chez elle - de l’hystérique en colère à la frigide sans humour -, la politicienne opte pour l’humour amusé, quitte à parfois paraître plus extrême que ceux qui lui font face. Une ambiguïté subtile que Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos nient à coups de slogans aussi catégoriques que ceux du présentateur. Sans doute le militantisme de ces années-là ne pouvait pas réagir tendrement à une telle prise de position; reste que voir le féminisme s’attaquer aux femmes plutôt que pointer le pitoyable de certains hommes laisse songeuse.


Le jeu du binarisme (s’)épuise vite. C’est pourquoi on plonge avec un intérêt renouvelé dans Eine andere Geschichte de Tula Roy (Suisse, 1993) - le seul de ses films que nous aurons pu voir, à regret! Construit en trois temps, le documentaire remonte lui aussi les archives à la recherche d’une «autre histoire» suisse, féminine bien sûr, mais pas que. Car comme on nous le rappelle, l’émancipation des femmes s’est toujours construite conjointement à d’autres causes: celle pour l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, des luttes ouvrières en Angleterre au tournant du siècle et en Suisse, dès les années 1920, là où le film de Tula Roy débute, au cœur des mouvements communistes. Certes, le regard est davantage tourné vers la Suisse alémanique. Qu’importe! En disant avec les mots de femmes de tous horizons notre vingtième siècle, la réalisatrice nous rappelle que les récits qui ont amené à aujourd’hui sont tout sauf l’Histoire mais bien celle du capitalisme contre celle du marxisme. Et lorsque la disparition (théorique) des classes sociales semble gagnée dans les années 1970, c’est à l’écologie et l’immigration que les femmes vont apporter leurs voix, conscientes, peut-être plus que d’autres, que tout cela est intimement lié. Le film de Luzia Schmid, Der Ast, auf dem ich sitze (Suisse, 2020), ne dit pas autre chose. Si cette dernière part de l’arrivée - Zoug, paradis fiscal encore d’actualité - elle expose le dogme qui s’est imposé, celui du profit, à travers les propos convaincus de ses proches, qui ont tous participé ou bénéficié des compagnies boîtes aux lettres et des impositions frauduleuses. Elle ajoute toutefois au tableau de chasse les effets parallèles de cette course à l’optimisation: Glencore, les mines de Mopani rachetées à la Zambie, des impôts payés par la population et non par les industries en place. La colonisation prend parfois des formes où elle n’a nul besoin de dire son nom…


On nous permettra un bref excursus du côté de l’histoire du cinéma, avec la série fleuve (cinq épisodes de trois heures) Women Make Film (USA, 2020). Également construite à partir d’archives, la proposition de Mark Cousins fait partie de ces réécritures dont on se passerait bien. Le projet de base fait pourtant rêver: un road movie à travers l’histoire du cinéma, uniquement à partir des œuvres de femmes réalisatrices. Très vite, le discours qui accompagne les scènes tirées de tous les genres, tous les pays, toutes les époques fige cette diversité dans un cadre immuable: celle de la bonne manière de faire des films. En effet, le réalisateur nous offre un «cours de pratique du cinéma», tel un scénariste hollywoodien addicte à la formule (magique) qui réussirait à chaque coup. A partir de là, les œuvres sont disséquées, aplanies, banalisées pour en démontrer les potentialités formelles. Prenez ce plan de tapis chez Jane Campion ou cette discussion sur un balcon chez Kira Mouratova et vous obtiendrez à choix: la bonne ouverture de film, le ton juste, la construction de l’espace qui fonctionne. Et la série de replacer ce qui se présentait justement comme une marge dans les petites cases de la norme, jusqu’à effacer toute fascination potentielle, toute originalité, plutôt que d’explorer une éventuelle et merveilleuse différence.


Il valore della donna è il suo silenzio, tourné par Gertrud Pinkus en 1979 aborde une autre histoire, celle de l’immigration et un autre cadre, l’intimité des femmes italiennes. A cause de sa rencontre avec Maria - qui à sa propre demande restera une voix accolée au visage d’une autre Italienne qui lui prête ses traits - la réalisatrice décide de franchir les fenêtres aux rideaux tirés de ces vies déracinées. Rejoindre son amant en Allemagne, y demeurer dans une pièce minuscule toute la journée en attendant que celui-ci revienne, puis que les enfants grandissent, évoluer dans une ville dont on ne comprend ni la langue ni les codes n’a rien du passage d’un monde à l’autre. C’est un basculement hors du monde. Au fil des scènes reconstituées, la jeune femme ne cesse de se perdre au sein de voix qui ne sont pas les siennes: l’allemand qu’elle ne parle pas contrairement à ses enfants et qui la méprisent pour cela, les avis de son mari, plus éclairé qu’elle car ancré dans un univers professionnel et social, les critiques des locaux qui jugent cette étrangère avec toute la violence que l’on sait, sans compter les injonctions du devoir familial qui résonnent bien plus fort que celles du désir.


Mais raconter sa propre histoire n’est pas forcément plus facile dans son pays natal, lorsque l’enfance a été le lieu de toutes les destructions - physiques comme psychologiques - ainsi qu’en témoigne Burning Memories (2020). En partant à la découverte de ses fantômes, dans une Afrique du Sud qui évoque davantage un paysage mental déserté, Alice Schmid invite à réfléchir sur le poids du passé, une réflexion douloureuse, où la violence ressurgit parfois d’autant plus fort qu’elle est dite à demi-mot. Comment se défaire des souvenirs sans les nier, si «oublier c’est survivre»? Peut-être s’agit-il de se les réapproprier, par le dessin, l’écriture ou la musique - ou les trois à la fois - avant de les laisser s’envoler dans l’air du soir. Comme si la mise en récit était l’étape nécessaire pour qu’enfin, l’histoire devienne réellement passé. Le court métrage de Nina Defontaine, Clémente, se fait l’écho des mêmes préoccupations, certes moins dramatiques mais tout aussi envoûtantes et cette fois-ci - fait assez rare dans les œuvres à la facture sobre et efficace présentées jusqu’ici - qui fait volontairement place à la beauté des images sélectionnées. La cinéaste entremêle les films de famille de sa grand-mère à celui de leurs échanges présents, alors que celle-ci est en train de vider la maison familiale. La transmission, parfois lourde, d’un héritage, qu’il soit matériel, symbolique ou spirituel, hante les réflexions de la protagoniste, au même titre que les ombres du passé habitent la demeure, cadre de cette rencontre. Mais la lumière qui habite les plans du présent dit, mieux que les mots, l’importance de certaines passations, de certaines figures.


Finissons sur ce qui aura été la petite parenthèse enchantée au milieu de ces histoires autres peignant des mondes plutôt sombres. Une petite pluie de courts métrages animés et de talentueuses jeunes réalisatrices toutes venues de Suisse alémanique ont remis au goût du jour le dessin 2D à la main, qu’il procède par aplats et découpes de silhouettes sur des fonds moirés (Lu, Anna Lena Spring, Lara Perren, Luisa Zürcher, et Megamall, Aline Schoch), pour dire l’imperméabilité ou la fusion entre les êtres et leur environnement. Ou qu’il opte pour le travail du trait, explosé dans toutes les directions (The Edge, Zaide Kutay, Géraldine Cammisar) ou ne cessant de se refermer sur lui-même dans une ronde infernale (Huis clos, Nina Winiger) ou dans des frissonnements de sable dessinant des vies opposées (Berta, hingegen Jonas, aber Frau Wohlgemut, Christina Benz). Réunies ainsi, ces petites perles d’invention et de beauté semblaient former une proposition unanime, comme un murmure pour l’avenir: et si le saut dans l’inconnu permettait de se retrouver?


Adèle Morerod