Le rapport à l’autre par les représentations animales chez Werner Herzog 2/2

Le 07 juin 2023

Suite du texte paru dans CF n. 900 pp. 26-29.


Deuxième partie: Grizzly Man, (auto)réflexions sur le double


Le documentaire Grizzly Man (2005) est consacré à Timothy Treadwell, un militant écologiste étasunien ayant passé plusieurs expéditions dans une réserve en Alaska aux côtés de grizzlys qui finiront par le dévorer lui et sa compagne. Ce sujet offre à Werner Herzog de quoi explicitement théoriser son rapport à l’animal. Plus encore, ce film mêlant found footage et entretiens permet également de confronter le réalisateur à sa pratique de cinéaste, comme nous le verrons plus loin.


Dès le début du long métrage, Herzog en voix over nous met en garde sur la frontière invisible qui sépare le monde des humains et le monde des animaux, frontière dont le franchissement par Treadwell le mène inévitablement à sa perte. Dans la séquence introductive, en remontant les images captées par Treadwell et en y ajoutant sa voix, le réalisateur allemand se les réapproprie. La structure même du film qui insère des témoignages de spécialistes renforce cette séparation entre monde animal et monde humain que Werner Herzog cherche à déployer1. Cela peut faire écho aux théories de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur le devenir-animal2, appuyant que le monde animal est un monde différent3, un monde Autre, auquel se confronter n’est pas sans danger4. Ce qu’on peut en effet risquer à le considérer comme faisant partie d’un même monde, c’est confondre son apparence violente comme tout autre chose que l’indifférence5: notons par exemple la séquence avec les cadavres d’animaux, où la voix(over) de Werner Herzog, pour souligner son désaccord, coupera le lancinant Timothy Treadwell (Figure 1). Ce mécanisme de séparation des «mondes» n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui qui séparait l’homme occidental et le Vietcong dans Petit Dieter doit voler et Rescue Dawn ou l’Amérindien dans Aguirre, la colère de Dieu.


Figure 3 : Timothy Treadwell serrant le reste d'un ourson

Un des partis pris problématiques principaux de Grizzly Man est son choix d’ignorer le passé traumatique de son personnage principal, pourtant de notoriété publique puisque publié dans une autobiographie en 19976, et qui pourrait fournir une explication plus fouillée de son rejet du monde humain7. Pour Werner Herzog, ce sujet semble n’être en effet qu’un prétexte pour pouvoir y construire en opposition son propre rapport à la nature8, en faire son propre récit, semblable au rapport entre la nature et l’humain qu’élabore au début du XIXe siècle Johann Wolfgang von Goethe: se lier à la nature, c’est s’aliéner l’humanité9. Si Grizzly Man, à première vue en tout cas, contrairement aux films évoqués dans les parties précédentes, ne pose pas de problèmes d’ethnocentrisme, il n’en reste pas moins un exemple de «germanocentrisme» ou du moins de mauvaise foi. Nous voyons là, encore une fois, les limites de la Déclaration du Minnesota. Or c’est aussi sans doute une des forces du cinéaste. La question de l’enregistrement de la mort de Treadwell thématise la «poésie» dont parle la déclaration («poetic, ecstatic truth»10). Les différents procédés de médiatisation de cet enregistrement audio permettent effectivement d’ajouter une distance poétique en plus de sa mise en garde morale11. Les réflexions sur le cinéma sont rendues explicites puisque Timothy Treadwell, lui-même documentant avec sa caméra son périple, figure une sorte de double du cinéaste. Werner Herzog note le travail méthodologique de l’Étasunien quand celui-ci multiplie les prises12 et souligne les propriétés «magiques du cinéma» lors de l’apparition d’un renard, interrompant un plan de Treadwell (Figure 2).


Figure 4 : Un renard apparaît dans le champ

Conclusion: La Grotte, vers une abstraction de l’Autre


Pour conclure cette analyse de l’œuvre de Werner Herzog, nous pouvons nous attarder sur un dernier film qui marque particulièrement la réception quant au rapport à l’animal: La Grotte des rêves perdus (Cave Of Forgotten Dreams, 2010), premier film (en 3D!) à documenter la Grotte Chauvet en Ardèche. Cette grotte, décorée de dessins datant d’environ 30000 AEC et représentant des animaux, avec même une représentation d’hybride humain-animal, elle permet encore une fois d’actualiser le devenir-animal13. Mais le film permet surtout de montrer encore une fois que ce qui intéresse Herzog est avant tout l’humain14. Le dernier segment du film, son post-scriptum, est tout à fait emblématique de cela. Le réalisateur s’attarde sur des alligators vivant dans un climat tropical, dans une serre à quelques kilomètres de la grotte, réchauffés par une des plus grandes centrales nucléaires françaises (Figure 3). Herzog spécule sur un avenir pas si lointain où ces «crocodiles mutants» observeront nos traces à la manière dont nous observons celles de la Grotte Chauvet. Outre son erreur (il s’agit d’alligators), nous remarquons que la mutation provoquant leur albinisme n’est pas due aux radiations de la centrale, contrairement à ce que l’association d’idées avec le réacteur nucléaire pourrait laisser entendre, mais est un phénomène tout à fait naturel. À la manière dont les faits historiques sont employés pour exposer une perspective subjective, d’une manière tout à fait revendiquée, le réel n’intéresse pas tant le réalisateur allemand que la «vérité» poétique du cinéma15.


Figure 5 : Les alligators de La Ferme aux Crocodiles de Pierrelatte (France)

Tant mis à mal que supports d’anthropomorphisation, les animaux représentés dans ses films dévoilent la position de cinéaste de Herzog, entre le contrôle de la projection et d’un récit propre et la distance du laisser vivre. Mais au-delà de cette question éthique, tout à fait fondamentale d’un point de vue anthropologique, ils sont des fabuleux témoins, et l’ambiguïté qu’ils provoquent est tout à fait fascinante. Les animaux ne jouent pas: dans leurs authenticités, ils disent quelque chose du réel, comme le renard de Grizzly Man. Mais ils ne parlent pas non plus, comme la toile blanche de la salle de cinéma: et alors Werner Herzog peut y projeter tout ce qu’il désire.


Ani Gabrielyan



1 Astrida Neimanis, «Becoming-Grizzly: Bodily Molecularity and the Animal that Becomes», PhaenEx, 2 (2), 2007, p. 297.

2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, «Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible…», dans Mille plateaux: Capitalisme et schizophrénie, Paris: Les Editions de Minuit, 1980, pp. 284-380.

3 Fidel González Armatta et Sebastián Fransisco Maydana, «Werner Herzog’s contribution to Human-Animal Studies», op. cit., p. 188.

4 Astrida Neimanis, «Becoming-Grizzly: Bodily Molecularity and the Animal that Becomes», op. cit., p. 305.

5 Jeong Seung-hoon, «A Global Cinematic Zone of Animal and Technology», Angelaki: Journal of the Theoretical Humanities, 18 (1), 2013, p. 145.

6 Treadwell, Timothy et Jewel Palovak, Among Grizzlies: Living with Wild Bears in Alaska, New York: Ballantine Books, 1997.

7 John W. White, «On Werner Herzog’s Documentary Grizzly Man: Psychoanalysis, Nature, and Meaning», Fast Capitalism, 4 (1), 2008, p. 142.

8 Ibid., p. 146.

9 Ibid., p. 142.

10 Werner Herzog, «Minnesota Declaration, Truth and fact in documentary cinema ‘Lessons of Darkness’», op. cit., point 5.

11 Ido Lewit, «The Coroner and the Real: Death, Media, and ‘Deep Truth’ in Werner Herzog’s The Enigma of Kaspar Hauser and Grizzly Man», JCMS: Journal of Cinema and Media Studies, 61 (3), 2022, pp. 101-102.

12 John W. White, «On Werner Herzog’s Documentary Grizzly Man: Psychoanalysis, Nature, and Meaning», op. cit., p. 139.

13 Jeong Seung-hoon, «A Global Cinematic Zone of Animal and Technology», op. cit., p. 148.

14 Fidel González Armatta et Sebastián Fransisco Maydana, «Werner Herzog’s contribution to Human-Animal Studies», op. cit., p. 186.

15 Katherine Steinbach, «Werner Herzog and the Posthuman in encounters at the end of the world and cave of forgotten dreams», Studies in Documentary Film, 11 (1), 2017, note 1 à la p. 26.