Le Grand Entretien : Ramata-Toulaye Sy

Le 15 novembre 2023

Seul premier film sélectionné en Compétition cette année à Cannes, Banel & Adama arrive sur nos écrans. Présenté en première suisse au Geneva International Film Festival (GIFF), 3-12 novembre, le long métrage narre l’histoire passionnelle de deux amoureux dans un petit village du nord du Sénégal, entre communauté, tradition et sécheresse destructrice. L’occasion de rencontrer la réalisatrice Ramata-Toulaye Sy, présente lors du festival, était trop belle.


Dans le film, Adama raconte une histoire à Banel qui lui demande si elle est vraie. Concernant votre récit, quelle est la part entre le réel et la fiction?


Il n’y a quasiment rien inspiré du réel, c’est vraiment très fictionnel. Je me suis beaucoup inspirée des contes sénégalais, du folklore que ma mère me racontait quand j’étais petite, mais aussi beaucoup des tragédies grecques. Le personnage de Banel est inspiré de Médée, de Lady Macbeth, d’Antigone, de Phèdre. Et aussi beaucoup du réalisme magique avec la littérature afro-américaine de Toni Morrison, Jasmine Ward ou de poésie avec Maya Angelou.


Vous évoquez régulièrement ce réalisme magique. Il est vrai que votre film flirte avec le fantastique, un mot sur cette facette?


Avant le cinéma, j’ai un amour pour la littérature. Le réalisme magique est un genre que j’apprécie énormément et je voulais vraiment retransmettre ça à travers le cinéma. Ça m’a aussi aidé à apporter le côté conte du film et à aller à l’encontre du naturalisme. Je ne voulais vraiment pas faire un film africain naturaliste comme il y en a déjà beaucoup. Je voulais proposer autre chose et faire un film de genre africain.


Adama ne veut pas devenir chef, Banel ne veut pas d’enfant… d’où vient cette envie de représenter des personnages en quête de liberté, d’indépendance?


On dit beaucoup que les premiers films s’inspirent de nos propres expériences. Je viens d’une double culture, née et élevée en France, mais d’une culture sénégalaise. Ma famille est beaucoup dans la tradition, et le but de mon histoire était vraiment de trouver l’individualité au sein d’une communauté, mais sans pour autant la rejeter. Dans cette communauté, les femmes doivent avoir beaucoup d’enfants et les hommes ont de nombreuses responsabilités. Je me suis alors posé la question: et si dans un couple, les deux personnes ne voulaient pas prendre ces responsabilités, que se passerait-il? Pour moi, ce serait le chaos. C’est donc pour ça qu’il y a tout ce chaos dans le film.


Est-ce que Banel, c’est aussi vous?


Oui, Banel est mon alter ego, mais poussé à l’extrême. Je me suis beaucoup inspirée de mes questionnements, de mes réflexions, de mes envies et de mes désirs. Et surtout de mes combats et de mes souffrances en tant que femme. Qu’est-ce que c’est que d’être une femme? Se marier? Avoir des enfants? Tous mes questionnements reviennent dans le personnage de Banel.


Pour autant, vous ne ménagez pas le personnage, elle a aussi un côté antipathique, voire sadique, pourquoi lui avoir donné ces traits de caractère?


Il fallait que je pousse le personnage à l’extrême. Banel, c’est quelqu’un qui est en colère et qui a beaucoup de violence. Il fallait qu’elle retourne cette violence contre quelqu’un. Et elle le fait contre la nature. C’est pour ça que je dis toujours que la nature est un troisième personnage dans mon film. Il y a Banel, Adama et la nature.


Cette nature permet également de nombreuses séquences extrêmement belles, presque comme des tableaux, comment avez-vous travaillé avec votre chef-opérateur Amine Berrada?


Nous avions déjà travaillé sur mon court métrage Astel que j’ai tourné en 2020. Nous avons ensuite enchaîné directement avec le long métrage. Cette continuité de travail et de réflexion nous a fait beaucoup de bien parce que dans Astel, il y a aussi beaucoup de tableaux. C’est un film très mélancolique et poétique. Là, nous voulions travailler la folie et il fallait absolument que l’image et la photographie suivent le parcours émotionnel de Banel. Au début, l’image est très colorée, très harmonieuse parce que son amour est puissant, réel. Et plus l’amour se délite, plus l’image se décolore et devient blanche. C’est vraiment avec cette métaphore et le parcours émotionnel de Banel que nous avons travaillé l’image.


À travers la romance entre Banel et Adama, vous évoquez la sécheresse, et par conséquent le changement climatique, était-ce important pour vous?


C’était important parce qu’on vit actuellement le réchauffement climatique. Il est présent partout, et surtout en Afrique. Et c’était important pour moi d’en parler, mais pas d’une façon documentaire. Donc il fallait que je le lie à la malédiction de l’histoire d’amour. Je voulais aussi montrer que les Africains, dans le continent entier, subissent le réchauffement climatique alors qu’ils en sont les moins responsables.


Vos interprètes sont non professionnels, comment s’est déroulée la rencontre?


Nous avons réalisé un casting pendant cinq mois dans la région du Fouta, au nord du Sénégal, là où nous avons tourné. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre des non-professionnels parce que dans cette région, il y a peu d’acteurs peuls professionnels. Cependant, j’en suis heureuse parce que je suis très fière du travail de Khady Mane qui joue Banel. Nous avons eu du mal à la trouver et tout le monde me disait: c’est toi qui vas la trouver. Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais c’est vrai qu’elle ne s’est pas présentée au casting et que c’est moi qui l’ai trouvée dans la rue.


Banel & Adama était le seul premier film sélectionné en Compétition à Cannes, comment avez-vous vécu cette expérience?


Ça ne s’oublie pas d’avoir un premier film en Compétition, c’est exceptionnel. Personne ne s’y attendait ni mes producteurs ni mes distributeurs, c’était une grande surprise, surtout pour un film africain. Je suis très fière d’avoir amené ce film en Compétition parce que je pense que c’est un renouveau, c’est une nouvelle proposition du cinéma africain et j’espère qu’avec cette sélection, plusieurs programmateurs d’autres festivals vont comprendre qu’il y a une jeune génération de cinéastes africains qui sont prêts à proposer de nouvelles choses et un peu d’oublier ce côté naturaliste africain qu’on a déjà beaucoup vu.


Propos recueillis par Marvin Ancian