Le Grand Entretien : July Jung

Le 18 octobre 2023

Après une avant-première au Festival Black Movie de Genève en février dernier, puis une série de projections dans les salles helvétiques, le second film de la cinéaste sud-coréenne July Jung About Kim Sohee sera disponible sur la plateforme de streaming filmingo dès le 19 octobre. Le temps d’un entretien, elle a accepté de répondre à nos questions sur son cinéma, la détresse de jeunes dans la société coréenne et la place des femmes face à l’oppression qu’elles subissent tant en privé qu’en public.


La réalisatrice et scénariste sud-coréenne July Jung (1980-), originaire de la ville de Yeosu, a d’abord étudié les arts visuels des médias à l’Université Sungkyunkwan, Séoul, et obtenu un master en cinéma à l’Université nationale coréenne des arts. Son premier film, A Girl At My Door, a été sélectionné au 67e Festival de Cannes dans la section Un certain regard en 2014. Son scénario audacieux qui parlait sans ambages des sujets tabous que sont en Corée la maltraitance sur enfant et les relations homosexuelles entre femmes, ainsi que les performances d’actrice exceptionnelles de Bae Doona et Kim Sae-ron, avaient fait rayonner le film à l’internationale.

Huit ans plus tard, About Kim Sohee, son deuxième long métrage, a été le film de clôture de la Semaine de la critique à Cannes en 2022. Bae Doona y revient dans le rôle de Oh Yoo-jin, une enquêtrice qui s’intéresse à la mort suspicieuse d’une jeune femme, Kim Sohee (Kim Si-eun). Avant sa disparition, cette dernière était apprentie dans une école professionnelle et avait trouvé une place de stage à la centrale téléphonique d’un grand fournisseur internet. Ce qui devait être une occasion rêvée s’était rapidement muée en cauchemar en raison des conditions de travail inhumaines. Aussi en enquêtant sur le cas Sohee, Yoo-jin sera amenée à donner un coup de pied dans la fourmilière du monde peu scrupuleux des sociétés qui emploient la main-d’œuvre bon marché que sont pour eux les jeunes étudiants.


July Jung, peut-être pouvez-vous nous dire un mot sur le système, en Corée du Sud, des étudiants qui doivent trouver une place de stage dans une société externe?


Dans les écoles sud-coréennes, les étudiants doivent choisir après l’école obligatoire, c’est-à-dire environ 16 ans, s’ils veulent aller à l’université ou dans une école professionnelle. Aujourd’hui, cela représente un rapport de 50/50. S’ils choisissent d’aller dans cette dernière, ils devront faire un stage pour leur troisième année. À la fin de ce stage, soit ils peuvent rester dans l’entreprise, soit s’arrêter là. L’idée derrière ce système est de préparer les jeunes au monde du travail.


Au vu de ce que vous montrez de ce système dans votre film, vous semblez vouloir le dénoncer.


Je me suis inspirée d’un fait divers réel qui s’est passé en 2016. Une jeune femme qui travaillait s’était alors suicidée. Cela m’a interpellée: pourquoi ces lycéens travaillent-ils dans ce genre de milieux? Pourquoi les écoles tolèrent-elles d’y envoyer leurs élèves? Comment se fait-il que tout cela puisse exister au sein d’institutions publiques? J’ai moi-même mené l’enquête pour tenter de comprendre ce qui permettait à ce système d’exister, un système qui, je le rappelle, a causé et cause encore des décès.


Est-ce que le personnage de Yoo-jin, la détective, serait alors inspirée de vous-même?


Oui un peu! (Rires.) Mais en vérité, elle représente tous les journalistes et les avocats qui luttent pour les droits de travailleurs, qui ont vraiment effectué ces recherches et qui continuent à dénoncer ce milieu du travail. J’ai voulu leur rendre hommage par le personnage de la détective.


Ce qui m’a frappé aussi dans le film, c’est que ce ne sont pas seulement les personnes qui travaillent dans ces centrales téléphoniques qui semblent désespérer. Les gens qui appellent sont eux aussi désespérés et demandent qu’on leur coupe l’accès à internet - ce qui est un geste symbolique fort à notre ère.


J’ai voulu exprimer quelque chose au sujet ce que sont devenues les relations humaines au sein de la société et en particulier chez les jeunes gens. Autrement dit, la distance qui s’est installée en elles. Que ce soit dans ces centrales d’appels téléphoniques ou dans des pratiques comme le streaming, les gens n’interagissent plus vraiment les uns avec les autres. Nous sommes aujourd’hui constamment connectés - à nos téléphones, à nos messageries, à nos e-mails - mais cela ne veut pas dire que nous sommes connectés à d’autres humains pour autant. Je n’oserais même pas dire que j’ai essayé de formuler une critique ou une dénonciation, mais simplement une description. Car qu’on le veuille ou non, c’est ainsi que la société fonctionne actuellement.


Un autre point étonnant: dans le callcenter du film, il n’y a que des femmes qui travaillent, hormis dans la direction.


Le centre d’appels dans lequel avait travaillé la jeune femme du fait divers dont je me suis inspirée ne comptait également que des femmes parmi les employées. Toutefois, il existe aussi en Corée des centrales d’appels mixtes. Mais personnellement, j’ai décidé de garder pour mon scénario l’idée d’une centrale d’appels composée uniquement de femmes pour représenter et donner une voix à la frange de la population la plus vulnérable que sont les lycéennes, les étudiantes. En raison de leur statut et de leur genre, elles sont exploitées par des sociétés inhumaines dans des conditions de travail horribles. Ceci dit, les jeunes hommes étudiants subissent un sort similaire mais dans un autre registre. Eux sont volontiers employés pour des travaux extrêmement physiques avec des horaires difficiles qui les éreintent. C’est ce que j’ai voulu représenter au travers du personnage de Tae-jun.


Les deux personnages principaux, Sohee et Yoo-jin, sont des femmes présentées comme ayant des caractères forts et qui osent tenir tête. Mais leur sort est lugubre: l’une est poussée au suicide, et l’autre blâmée par ses supérieurs hiérarchiques…


Il y a un effet d’écho entre Sohee et Yoo-jin. Les deux ont osé frapper un supérieur hiérarchique: Sohee qui gifle la manageuse de son secteur, et Yoo-jin qui frappe son chef dans le bureau de police. Mais la violence, aussi cathartique soit-elle, n’apparaît pas comme une solution. Sohee est punie par trois jours de travail non payés, et Yoo-jin fait se bloquer l’enquête. Ce qui en ressort au final, c’est une profonde tristesse liée à l’impuissance face à un système trop profondément ancré pour être remis en question.


Propos recueillis par Anthony Bekirov