Le Grand Entretien : Jeanne Waltz

Le 21 février 2024

Directrice artistique, autrice, scénariste et réalisatrice, Jeanne Waltz est une artiste multiple. Après plusieurs courts métrages, elle passe au long en 2003 avec Daqui p’rá alegria puis Pas Douce en 2007 qui remporte le Quartz du Meilleur scénario au Prix du Cinéma suisse. Son dernier film, Le Vent qui siffle dans les grues, narre le parcours de Milene, une jeune femme pleine de vie malgré un léger handicap mental. À la suite du décès de sa grand-mère, Milene rencontre une famille cap-verdienne qui vit dans l’usine qui appartenait à son aïeule. Elle y croise et se rapproche d’un jeune homme, Antonino... Née à Bâle, mais vivant au Portugal depuis 1989, la réalisatrice était de passage dans son pays natal. Nous en avons profité pour lui poser quelques questions.


Comment est née l’envie d’adapter le roman Le Vent qui siffle dans les grues de Lidia Jorge?

C’est un roman très touffu avec beaucoup de couches, beaucoup d’histoires et de personnages différents. Je dis ça souvent, mais c’est un peu comme des vagues qui vont et qui viennent. Chacune d’entre elles apporte un petit peu de nouveauté. C’est obsessif et très évocateur d’un côté, mais d’un autre, il y a le personnage de Milene qui est très attachant, très fort et qui surmonte complètement son handicap. Elle est vraiment unique et spéciale.


Concernant le personnage de Milene justement, comment avez-vous choisi votre actrice principale Rita Cabaço?

J’avais besoin de quelqu’un qui ait une grande physicalité, qui soit capable de jouer avec tout son corps. J’ai vu beaucoup de jeunes femmes, mais Rita était la seule qui ait cette capacité d’être complètement libre, de tout donner, dans le drame comme dans la comédie. Elle peut être une clown, être presque grotesque par instants. Parce que le film, tout en étant un drame, a aussi un côté très léger. J’ai toujours voulu que cet aspect soit présent, c’est pourquoi j’ai choisi Rita.


Le récit commence sans préambule à la mort de la grand-mère de Milene, puis tisse petit à petit les liens entre les personnages. Était-ce quelque chose de présent dans le roman ou une volonté de votre part?

Dans le roman, il y a des éléments qu’on découvre au fur et à mesure, tout n’est pas expliqué tout de suite. C’est quelque chose que j’ai repris dans le scénario, mais qui a été encore plus présent au montage, où on a senti ce besoin que les choses arrivent petit à petit, à leur rythme. On est toujours en train de comprendre quelque chose, ça avance toujours.


Le film se déroule en Algarve, au Portugal, dans les années 1990. Quel est votre rapport avec cette région et cette époque?

Absolument aucun. Alors que j’aime énormément le Portugal, j’avais de terribles préjugés sur cette région. Je n’avais vraiment pas l’intention d’aller me fourrer dans ce que je croyais être un nid à touristes. Et si c’est effective- ment le cas sur une grande partie de la côte, ça ne l’est pas où nous avons tourné parce que les plages, pour des raisons géographiques, sont très difficilement atteignables. Donc même si c’est magnifique, étant donné que les gens ne peuvent pas mettre leur voiture juste à côté de la plage, ils n’y vont pas, ce qui fait que c’est en fait assez protégé.

Finalement, après l’avoir découverte, j’ai été vraiment enchantée par la région. C’est une terre de salines, qui est maintenant une réserve ornithologique. Et pour cette raison, ce n’est pas complètement détruit comme d’autres endroits. C’était donc le lieu idéal pour raconter ce qui se passe juste avant l’arrivée du tourisme et de l’immobilier qui va avec.


Au-delà de l’histoire d’amour entre Milene et Antonino, le film aborde la lutte des classes, le racisme ou encore la notion de différence, en quoi ces thématiques étaient importantes pour vous?

C’est ce qui fait tout l’intérêt du livre, toute sa chair. Il y a cette histoire d’amour, mais si ce n’était que ça, je ne pense pas que ça m’aurait intéressée.


Mais c’est aussi un film d’émancipation...

C’est une émancipation qui n’a à voir qu’avec Milene. Elle cherche à s’émanciper dans le sens où elle cherche à se libérer du joug de sa famille, mais elle n’a jamais pensé que ça pourrait lui arriver. Si l’histoire finit par être politique, pour elle, en tant que personnage, cette émancipation ne l’est pas du tout. Elle veut simplement qu’on arrête de lui dire ce qu’elle doit faire.


La danse et la musique sont très présentes, est-ce aussi un moyen de représenter cette émancipation?

La musique, c’est ce qui rapproche Milene d’Antonino. Ils aiment des musiques différentes, mais finissent par écouter la même chose. Je ne pense pas que la musique reflète l’émancipation ou les différences, ça fait simplement partie de la vie. Toute la musique qu’on entend est diégétique, on la «voit» à l’écran. Ce qui était important pour moi, c’était que les chansons existent déjà car j’aime la musique, mais je ne possède pas une oreille musicale.


Dans certaines scènes, vous embrassez littéralement le point de vue de Milene avec votre caméra, qu’est-ce qui a motivé ce choix?

Le fait qu’elle soit tellement perdue au milieu de sa famille. C’est très froid, très brutal, très méchant même. Milene est de plus en plus désorientée là-dedans et c’était important qu’on le comprenne visuellement. C’est donc la façon que j’ai inventée pour représenter cela.


Le film a été réalisé pendant le Covid, comment la pandémie a-t-elle influencé le tournage?

Ça a apporté des contraintes évidentes. J’ai dû supprimer pas mal de personnages, pas mal de figurations pour réduire le nombre de personnes au même endroit au même moment. Au Portugal, il y avait un confinement strict, donc personne n’avait le droit de se déplacer, les gens ne travaillaient pas. Ça nous a notamment créé de gros problèmes pour trouver les habits des personnages. Normalement, comme les années 1990 ne sont pas si loin de nous, on trouve des vêtements de seconde main aisément. Mais dans notre cas ce n’était pas possible, car tout était fermé. On a donc demandé à toute l’équipe de vider ses armoires. Finalement, nous avions des tonnes d’habits et c’est ensuite la costumière qui a dû choisir.

Ce qui était vraiment plaisant aussi, c’est qu’il n’y avait absolument personne. On avait le lieu de tournage pour nous. Et personnellement, ça m’a sauvé la vie de pouvoir faire ce film pendant le Covid. Alors que tout le monde était désespéré, j’étais heureuse de pouvoir travailler.


Propos recueillis par Marvin Ancian