Le Grand Entretien – Cyril Schäublin

Le 30 novembre 2022

Cyril Schäublin est né en 1984 à Zürich. Il y a étudié la sinologie avant de partir à Beijing pour apprendre la réalisation. Il s’est par la suite rendu à la Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin (DFFB) et à Paris pour y parfaire ses armes cinématographiques. Son premier long métrage, Dene wos guet geit (Ceux qui vont bien) a été projeté en première mondiale au Festival de Locarno en 2017. Son second, Unrueh, a remporté de nombreux prix à l’international, et notamment celui du Meilleur Réalisateur à la dernière Berlinale dans la section Encounters. Il sort en salles romandes le 30 novembre, et à cette occasion, nous nous sommes entretenus avec le cinéaste suisse.


Ton film se base sur des faits historiques, la venue de l’anarchiste russe Kropotkine dans le Jura bernois pour fuir la police russe. Comment es-tu tombé dessus ? Pourquoi en avoir fait un film ?

 

Je viens d’une famille d’horlogers, donc le sujet m’accompagne depuis mon enfance. Avant même de penser à l’anarchisme, le monde de l’horlogerie a été un bon espace pour explorer mes idées. Je ne voulais pas donner l’impression de montrer « objectivement » événements du passé (c’est impossible), car le passé, l’histoire est toujours une construction absolue, un choix d’informations arbitraire. Plutôt que d’essayer de faire un film historique, j’avais la volonté d’explorer les interactions humaines à l’orée du capitalisme industriel et de l’horlogerie de pointe. La mesure du temps est un élément essentiel pour les débuts du capitalisme : la mesure du temps de travail est une manière de contrôler l’ouvrier – pas seulement en Suisse, mais dans le monde entier. Par la suite, j’ai entendu parler des mouvements anarchistes dans l’horlogerie, et l’anecdote au sujet de Kropotkine est l’une des célèbres. J’ai commencé à lire ses mémoires et ses livres, il m’a fasciné en tant que personne. Mais je ne voulais pas faire un film sur lui non plus, parce que ce serait idéologiquement problématique de mettre en perspective l’anarchisme au 19e par le biais d’un seul individu. C’est davantage son regard qui a retenu mon attention, sa manière de décrire l’arrivée des horlogers à l’usine par exemple.


On parle beaucoup de langues dans ce film, déjà dans ton premier « Ceux qui vont bien », pourquoi ce choix ?

 

Le film a été tourné à Saint-Imier dans le canton de Berne (mais ça, on n’est pas censé le voir dans le film !). La ville a énormément grandi dans les années 1980, mais avant cela, elle était un petit village. Il y a eu beaucoup de migration dans ce vallon, surtout de Suisses alémaniques, mais aussi d’anarchistes allemands, italiens, français, russes en raison de Kropotkine. J’aime cela, parce que cela permet de raconter un mouvement global, international dans une petite ville horlogère, foyer de rencontres.


On remarque un immense soin apporté au filmage du montage des montres en particulier.

 

C’est vraiment impossible de connaître la vie des gens, surtout dans le passé ! Il y a peu d’informations dans les archives à ce sujet. On connaît surtout la vie des hommes, a fortiori des hommes bourgeois, et assez peu des femmes. Donc la vie à l’usine était pour moi une manière d’accéder autant que faire se peut au quotidien des gens, c’est-à-dire à leur travail. On a encore les objets comme la potence qui permet de construire les balanciers (en allemand, unruh), les outils, etc. Et ce sont ces outils qui souvent nous donnent accès à la réalité qu’ont vécue ces personnes.


Tu joues avec la notion de temps universel : dans le village en effet, il n’y a pas de temps unique, mais quatre différents. 

 

C’était un fait avéré ! Avant l’invention du temps universel, il était vraiment difficile de synchroniser le temps. C’était une énorme avancée technologique de pouvoir le faire. Le point de référence jadis, c’était la position du soleil à midi. Par télégramme, on envoyait 5 minutes avant midi un signal à toutes les postes en Suisse pour régler l’heure municipale (on appelait ça le régulateur municipal). Cette synchronisation a pris quelques années pour se mettre en place. Et pendant ce temps, on raconte que le directeur de Longines se réservait le droit que ses montres aient 8 minutes d’avance sur le régulateur municipal – et ce jusque dans les années 1980 ! Mais bref. L’absence de synchronisme posait problème : aux USA par exemple, il y avait des accidents de train très graves à la même époque, car les États n’avaient pas les mêmes horloges… La synchronisation a certes optimisé le temps de travail, mais a aussi sauvé des vies.


J’ai beaucoup aimé le traitement de l’espace dans le film : on ne sait jamais vraiment où on est, on ne voit pas bien l’ensemble des lieux, comme des fragments où les personnages seraient perdus.

 

J’avais déjà travaillé à cela dans « Ceux qui vont bien ». J’ai le sentiment profond qu’il existera toujours quelque chose de standardisé (ou centralisé pour prendre un terme anarchiste) et dans cette masse centralisée, existeront toujours des marges, ou des espaces marginalisés. C’est vers ces marges que je me sens attiré. D’un point de vue historiographique, il y a toujours un choix opéré, comme je disais avant, et le choix que l’on fait en dit plus que ce que l’on choisit. J’essaie donc de montrer que mes images naissent d’un choix conscient, que je ne vise pas « l’objectivité ». Dans ce choix des images, je peux organiser le savoir, les informations, etc. à ma guise. Comme Wittgenstein a dit, les limites de mon langage sont les limites de mon monde. C’est alors dans ces limites, ces marges, que les choses deviennent plus claires, paradoxalement parce qu’elles sont plus difficiles à s’exprimer et c’est là que le monde peut se transformer. Ce sont ces espaces que j’ai essayé de construire dans mes films.


Ce film est en même temps une excellente parodie de « l’helvétisme ».

 

Ah oui l’helvétisme…une violence chaleureuse, une violence envers soi : c’est incroyable comme c’est efficace dans ce pays, cette violence qui se cache derrière notre politesse. Ma famille me racontait comment le directeur d’usine était très sympa, généreux, et prenait soin des ouvriers. Bizarre, non ? Les directeurs gagnent beaucoup d’argent sur le dos des ouvriers, alors que ces derniers se tuent au travail. Je trouve cela bien plus horrible et tragique quand un directeur est quelqu’un de généreux. Le système est construit pour servir ses intérêts et non pas celui de ses ouvriers. C’était aussi l’idée de faire un film sur le présent, en faisant un détour par le passé, notamment au sujet du capitalisme. Il y a quelque chose comme une performance : nous rejouons les imaginaires du passé, comme un mécanisme, une horloge.