Le grand entretien : Axelle Ropert

Le 26 janvier 2022

«BEAUCOUP DE JEUNES FILLES ET GARÇONS ADORENT LEURS PARENTS, ONT UN RAPPORT TENDRE AVEC EUX»


Rencontrée au dernier Locarno Film Festival, la cinéaste française revient sur les raisons qui l’ont poussée à réaliser Petite Solange, loin des révoltes de l’âge ingrat souvent représentées au cinéma.


Axelle Ropert va droit au but en évoquant son film Petite Solange, entre deux projections au dernier Locarno Film Festival, où elle le présentait en Compétition internationale. Heureusement, car le planning chargé de la réalisatrice française (Tirez la langue, mademoiselle, 2013, La Prunelle de mes yeux, 2016) n’a laissé aucune place aux temps morts. Heureusement aussi que pour la cinéaste, richesse et intensité vont de pair avec rapidité d’esprit. Durant l’entretien, l’artiste se laisse surprendre et replonge dans les souvenirs qu’elle a su, pour son film, attraper avec la distance nécessaire. Elle nous raconte l’histoire de Solange (Jade Springer), 13 ans, de son monde qui s’effondre quand elle perçoit le divorce planer au-dessus de parents (Léa Drucker, Philippe Katerine) qu’elle adore. Avec élégance, Axelle Ropert adopte dans son film le point de vue émerveillé de l’adolescente, capable de redécouvrir son quotidien au détour d’une phrase. Petite Solange se vit comme un souvenir enfoui, de près ou de loin. Rencontre avec une cinéaste qui cultive le goût du risque et fait fleurir son désir de cinéma.


Solange a 13 ans et idéalise le couple, avant la désillusion. Une rareté?

Beaucoup de jeunes filles et garçons adorent leurs parents, ont un rapport tendre avec eux. Notre vision est aujourd’hui tronquée, car depuis dix ans, au cinéma, les adolescents sont révoltés, insolents, agressifs, en rupture. J’ai voulu représenter au contraire une fille très candide, qui aime sa famille d’amour tendre. Dans les années 40 et 50, cette représentation était courante. Puis les personnages taiseux, ou en crise, ont fait leur entrée au cinéma.


Pourquoi cette période vous intéresse-t-elle aujourd’hui?

Il est vrai que souvent les cinéastes consacrent un premier film à leur enfance, à leur adolescence, avant d’aborder d’autres thématiques. De mon côté, l’inverse s’est produit. Même si Petite Solange n’est pas un long métrage autobiographique, je me suis imprégnée du divorce de mes parents. Et c’est le vieillissement qui m’a permis de voir les choses plus nettement, avec du recul, en vue d’écrire une histoire et de la mettre en scène. À 25 ans (Axelle Ropert est née en 1972, ndlr), j’aurais été incapable de faire ce film.


Qu’est-ce que le recul vous a permis de voir?

D’abord un sujet. C’est-à-dire, je fais partie d’une génération où l’enfance et l’adolescence se sont passées dans les années 80. Durant cette période, pour la première fois dans l’histoire de la civilisation, les parents se sont mis à divorcer en masse. Je ne l’avais pas remarqué à l’époque, car j’avais le nez dans le guidon! Mais ce fût un phénomène massif, qui a touché ma génération et celle d’après, et qui n’a jamais été raconté au cinéma à travers le point de vue d’un enfant. Cela peut paraître bizarre, mais j’ai fait des recherches, et les films sur le divorce sont nombreux, mais pas raconté à travers ce prisme. J’en ai conclu que cela n’existait pas parce que justement c’est un phénomène de ma génération, et que c’était un film à faire.


Le processus pour découvrir l’actrice a dû être long, non?

Effectivement, la directrice de casting a rencontré 150 adolescentes. C’était compliqué, car j’adore les interprètes, j’adore la performance, j’adore quand on s’éloigne du quotidien. Le jeu purement naturel ne m’intéresse pas. Mais à 14 ans, les jeunes tentent justement de se rapprocher de la réalité. Je recherchais une personne qui explore naturellement d’autres tonalités, avec de la spontanéité, un peu comme Isabelle Huppert. Quand j’ai rencontré Jade Springer, j’ai vu qu’elle avait tout ça.


Comment être sûr quand une interprète a si peu d’expérience?

J’ai pris un énorme risque! On croit souvent que les films les plus dangereux à réaliser sont ceux contenant des cascades. Mais en fait, le vrai danger pour moi, c’est de se lancer dans un film qui repose totalement sur les épaules d’une fille de 14 ans qui n’a jamais joué de sa vie. Jade Springer était très bien aux essais, mais comment savoir si elle allait assurer sur le tournage, pendant vingt-cinq jours? Je voulais tenter le pari. En le perdant, le film aurait été raté. J’ai eu beaucoup de sueurs froides. Aujourd’hui je me fais encore des frayeurs quand j’y repense. Vous savez, certains acteurs apprennent par le dur labeur, et d’autres sont nés avec un talent inné. Tout cela reste très mystérieux pour moi, mais c’est comme ça. Dès que j’ai placé Jade Springer sous un projecteur, j’ai compris qu’elle n’aurait aucun mal à évoluer sur un plateau de cinéma, de la même manière que dans la vraie vie.


Votre personnage est une jeune d’aujourd’hui, mais vous choisissez de garder éloigné tout l’univers des réseaux sociaux. Pourquoi?

C’est drôle, cette remarque revient souvent. Pourtant Solange a quand même un téléphone portable, même s’il n’est pas au centre de sa vie. Je trouve trop facile de considérer que tous les adolescents restent crochés aux écrans. Par ailleurs, en termes de cinéma, filmer Instagram n’est pas vraiment palpitant. Le seul film convaincant à ce sujet est The Social Network (2010) de David Fincher, qui est très bon pour filmer les robots et les ordinateurs, moins quand il s’agit de représenter l’être humain, je trouve.


Le gros plan de Solange s’adressant directement au spectateur contient de nombreuses références cinématographiques. Ce regard reflète-t-il aussi une étape importante dans le parcours du personnage?

Pour moi, chacun peut y interpréter ce qu’il veut. Si j’ai eu envie de le filmer, c’est aussi parce que j’avais une profonde envie de cinéma. L’idée m’est venue en repensant à tous les films qui respirent également cette soif. J’adore Jean-Luc Godard. Dans la dernière scène du film One + One, sur la plage, Anne Wiazemsky court sur la musique des Rolling Stones, et soudain la caméra en dévoile une autre, dans un plan-séquence sublime qui décolle en même temps que l’actrice. Il y a toujours quelque chose de très godardien quand on montre les rouages du cinéma sans casser la croyance du spectateur. Cela devient encore plus lyrique. J’appelle ça du lyrisme au carré, qu’on retrouve évidemment dans la Nouvelle Vague. J’adore ça, raconter la joie de faire des films. Enfin, je dirais que mon inspiration provient des Quatre cents coups de François Truffaut. C’est le point de départ en fait, je tends un regard vers ce film. Pour moi, Petite Solange est la petite sœur de Jean-Pierre Léaud.


Parfois Solange formule des idées tellement évidentes que celles-ci s’élèvent au rang de poésie, de par une forme de naïveté. Est-ce voulu?

Les enfants commentent parfois le monde de manière très littérale, ils sont capables de dire «je viens de boire un jus d’orange». Ils racontent le monde comme s’ils étaient constamment émerveillés, au moment même de le découvrir. J’ai recherché cet effet pour Solange, comme si elle avait gardé une part d’enfance en elle.


La musique est cruciale car elle n’appuie pas seulement les émotions des personnages, elle agit aussi tel un contrepoint. Comment a-t-elle été imaginée?

Elle fait partie du film, de manière substantielle. Elle n’est pas qu’un accompagnement. Les airs ont été imaginés en parallèle à la réalisation. Je m’en suis imprégnée pour avancer. Mais je n’ai pas monté les séquences d’emblée avec, car il y a une vérité des images à capter avant toutes choses.


Propos recueillis par Adrien Kuenzy


Sortie du film: 2 février