Le Grand Entretien : Anna Hints

Le 10 janvier 2024

Nous venant tout droit de la froide Estonie - pays davantage connu pour son paysage enneigé qu’artistique - Anna Hints est une réalisatrice avec une formation en art contemporain et en musique folk expérimentale. Son premier court documentaire, Le Paradis arrive demain, avait enflammé le débat public au sujet du gaspillage alimentaire dans nos sociétés. Autrement dit, Hints aime taper là où ça fait mal. Rebelote avec son premier long métrage documentaire, Smoke Sauna Sisterhood, qui avait remporté le Prix de la Meilleure réalisation au Sundance Film Festival World Cinema Documentary. Nous avons eu la chance de la rencontrer au dernier Zurich Film Festival pour une interview.


Anna, peut-être pouvez-vous nous dire un mot au sujet des smoke saunas (saunas à fumée), cette tradition typiquement estonienne?


En Estonie, les smoke saunas étaient traditionnellement un lieu sacré où les femmes accouchaient, où les morts étaient lavés et où les malades venaient guérir. Cette tradition remonte à des temps lointains, bien avant l’arrivée du christianisme. Aujourd’hui, ces saunas sont pour nous, et pour moi, comme des utérus cosmiques: des alcôves qui accueillent tout et tout le monde.


Vous êtes donc une usagère vous-même?


Tout à fait! Je me souviens quand j’avais 11 ans, mon grand-père venait de décéder et son corps était dans la maison familiale. Avant les funérailles, ma tante, ma grand-mère et moi-même sommes allées dans le smoke sauna. Et c’est alors que les langues se sont déliées. Ma grand-mère nous a révélé que mon grand-père l’avait trompée pendant des années avec une autre femme. Elle a vidé tout son sac, toutes ses émotions. Et une séance de sauna peut durer plusieurs heures, pendant lesquelles les saletés du sol remontent dans l’air, mais aussi les saletés de l’âme, dont on veut se débarrasser. Dans le noir total (car il n’y a pas d’électricité), nous commençons à voir des choses apparaître, au rythme de nos chants. Quand ma grand-mère était sortie, elle avait fait la paix avec mon grand-père. Cette expérience m’a appris à ne jamais avoir peur des émotions, aussi sombres soient-elles. Comme disait ma grand-mère, si vous gardez vos émotions à l’intérieur, elles finissent par pourrir.


Le smoke sauna est donc autant une expérience physique que symbolique.


Je dirais oui. Quand vous y entrez, vous enlevez vos vêtements. Mais pas seulement les habits que vous portez sur vous à ce moment. Je parle aussi des vêtements métaphoriques du statut social. Vous êtes mise à nu, vous avez la chance de devenir, ou redevenir vous-même. Dans ce sens, la purification qui a lieu lors d’une séance est vraiment de l’ordre de l’acception de soi, et de ses émotions.


Ce qui m’a frappé dans ce film est la manière à la fois brute et tendre avec laquelle vous filmez ces corps de femmes. Alors que même dans les cercles soi-disant avant-gardistes, la nudité féminine pose encore problème.


Mon défi lorsque j’ai filmé ces femmes pendant sept ans, était de les montrer sans male gaze (ndlr: regard dit «masculin» qui perçoit les femmes comme des objets). Et je tiens à dire que beaucoup de gens se trompent au sujet du male gaze. Ce n’est pas une question de regard «masculin» vs des corps «féminins». Cela va bien au-delà de la question de genre. Même les femmes sont bien souvent coupables de male gaze. C’est une structure propre aux images, et a fortiori celles du cinéma, qui essaie de maîtriser la chose en la montrant. C’est un outil de pouvoir - et souvent ce pouvoir est sexuel. Or le smoke sauna s’oppose justement à cela: toutes les structures de pouvoir sont dissoutes dans les vapeurs du sauna, dans la nudité totale dans laquelle les femmes acceptent de se retrouver.


Est-ce pour cela que nous ne voyons presqu’aucun visage?


Quand j’ai commencé à tourner le film, le mouvement #MeToo n’était pas encore né! Les femmes n’étaient pas fières, contrairement à aujourd’hui, de leurs revendications. Ce sont donc les actrices qui ont demandé à ce que je ne montre pas leur visage. Et cela ne m’a pas dérangé, au contraire, j’ai même trouvé cela intéressant. Car dans le sauna, on ne se rencontre pas sur les noms, les identités, et donc les visages. On se contente d’y exister, sans jugement. Comme un arbre existerait dans la Nature.


Entre-temps, le mouvement #MeToo est justement apparu. Est-ce que cela a changé la position des actrices?


En partie oui. De toute façon, je m’étais imposée comme règle d’or de ne rien leur imposer (alors qu’on m’avait dit le contraire à l’école de cinéma!) J’ai voulu construire une relation de confiance avec ces femmes. C’est pour cela que lorsque je leur ai montré la première version avant le montage, je leur ai laissé le choix de dire «non, je ne veux pas apparaître dans le film», jusqu’au tout dernier moment. Mais aucune ne m’a dit non. Elles ont même ressenti un sentiment de pouvoir par le fait d’être dans le film. Et ce sentiment de pouvoir positif, je pense que nous le devons à #MeToo justement.


Et quel a été l’impact du film dans le contexte cinématographique d’Estonie?


Énorme! Mais au début, je n’ai reçu aucun financement. J’en ai pourtant demandé aux différentes institutions culturelles et gouvernementales. Mais l’on m’a rétorqué que mon film était «trop nouveau, trop iconoclaste par rapport à la tradition cinématographique du pays». Ils ne comprenaient pas ces histoires de femmes nues, filmées en huis clos dans un sauna plongé dans l’obscurité absolue… On m’a quand même dit que personne ne s’intéresserait aux traditions estoniennes.


Mais vous leur avez donné tort!


Ah ça! J’ai une anecdote rigolote à ce sujet. Quand le film a gagné le Prix de la Meilleure réalisation au dernier Sundance, j’ai reçu un coup de téléphone du Jury qui m’a expliqué son choix. Et tous les points positifs que le Jury a mentionnés, et j’insiste vraiment tous les points étaient exactement ceux que les fondations en Estonie avaient avancés pour expliquer leur refus! L’Estonie souffre donc, je pense, de ce complexe d’infériorité d’Europe de l’Est qui ne voit pas comment sa culture peut intéresser le reste du monde. Et comme il y a si peu de films faits en Estonie, il y a aussi ce réflexe de pensée qui fait dire que même si le film n’est pas intéressant, il a le mérite d’exister juste par le fait d’être estonien. Mais moi ça ne m’intéresse pas ça! Je veux faire des films qui aient du mérite, indépendamment du fait qu’ils aient été tournés en Estonie ou non.


Donc votre film a peut-être désinhibé la scène du 7e art en Estonie?


C’est ce que j’espère. Jamais auparavant un film estonien n’a eu une distribution internationale aussi large que Smoke Sauna Sisterhood. Indéniablement, cela a ouvert les yeux des jeunes réalisateurs et des jeunes réalisatrices du pays, qui ont vu que l’on pouvait faire du cinéma audacieux, expérimental, et surtout, qui peut plaire à un public du monde entier, et pas juste aux spectateurs de ce «petit pays sombre». (Rires.)


Propos recueillis et traduits de l’anglais par Anthony Bekirov