Le grand entretien Anaïs Emery: «Je découvre tellement de choses, comme une jeune enfant émerveillée»

Le 03 novembre 2021

La nouvelle directrice du Geneva International Film Festival (GIFF) présente les grandes lignes d’une première édition (du 5 au 14 novembre) qui respecte l’histoire de la manifestation, en brisant les frontières entre le cinéma et d’autres narrations visuelles innovantes.


Anaïs Emery, nouvelle directrice du Geneva International Film Festival (GIFF) n’a eu que dix mois pour créer sa première édition. Mais les bouleversements générés par le contexte sanitaire n’ont pas empêché l’ex-directrice du Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF) de préparer une 27e édition lumineuse et dont le titre, «Beyond Cinema», inspire autant qu’il se tourne vers le futur. La manifestation, qui se tiendra du 5 au 14 novembre dans une dizaine d’espaces au cœur de Genève, s’ouvre à d’autres narrations, tout en restant fidèle aux recettes de son succès.

Cette année, une nouvelle section à la veine humaniste fait son entrée, «Future is Sensible», et la directrice se réjouit de la parité des genres entre les autrices et auteurs au sein de certaines compétitions. Enfin des invités de marque défileront, dont le cinéaste Luca Guadagnino, l’actrice Adèle Haenel ainsi que l’auteur de bandes dessinées et réalisateur Riad Sattouf. Rencontre avec une cheffe d’orchestre animée par le souffle créateur, dans son quartier général, au Cinéma Le Plaza.


Le GIFF va pouvoir déployer ses ailes. Un soulagement?

Bien sûr. L’année 2020 n’a pas été clémente avec le festival. La suite se présente beaucoup mieux, même si j’ai pas mal d’appréhension, tout est si nouveau. Au NIFFF, je connaissais tous les recoins de mon travail. Là je découvre tellement de choses, comme une enfant émerveillée. Beaucoup d’émotions me traversent à l’aube de cette édition.


La préparation n’a pas dû être un long fleuve tranquille.

Effectivement. J’ai dû prendre mes marques rapidement, faire connaissance, le défi était grand. Sans compter qu’au GIFF, nous travaillons sur trois industries différentes: le cinéma, la série et la réalité virtuelle. Ces trois domaines ont été perturbés par la pandémie. Par exemple le Festival Séries Mania s’est déroulé en septembre dernier au lieu de mars, ce qui nous a poussés à faire des choix sous pression. Mais tous les membres de mon équipe savent de quoi ils parlent, chacun dans sa discipline. J’ai aussi beaucoup appris d’eux. Aujourd’hui l’important est de faire preuve de clarté quant à la direction que l’on veut donner au GIFF ces prochaines années.


Quelle est cette direction?

On veut créer un lieu de réflexion où on redéfinit le sens de l’appellation septième art. En la rendant plus inclusive, en y intégrant d’autres formes aussi. Il faut pour cela interpeller toutes les personnes qui gravitent autour: les professionnels, les créateurs et le public évidemment. Au centre de notre dispositif, le Geneva Digital Market, niché au cœur du GIFF, donne l’opportunité de réfléchir à l’innovation audiovisuelle. Notre programmation devient aussi de plus en plus convergente. J’espère que le public ressentira l’interaction entre les différents formats audiovisuels, en naviguant d’une proposition à l’autre.


Cette convergence était-elle difficile à mettre en place concrètement?

C’était le défi principal. Le monde de l’audiovisuel s’organise de manière très sectorielle. Pas facile donc d’amener tout le monde à travailler ensemble. Cela demande beaucoup de discussions. Il est important pour moi de réaffirmer la mission du festival, celle de faire coexister plusieurs formats audiovisuels sous un même toit. De faire en sorte que ceux-ci se nourrissent mutuellement, autant d’un point de vue artistique qu’économique, avec des collaborations et synergies possibles. Nous aimerions que le public passe d’un format à l’autre afin d’avoir une vision complète du panorama de la création d’aujourd’hui.


Dans un monde où les images circulent à profusion, votre festival sert-il de guide?

Il est en tout cas important de faire de la médiation sur certains points, notamment sur les questions de l’éducation à l’image ou des dispositifs visuels immersifs. Nous vivons dans un monde de fiction, avec une grande tension entre les produits commerciaux, formatés et de vraies propositions artistiques. Notre but est de montrer que ces dernières peuvent exister dans tous les formats. Et que les nouvelles technologies doivent être au service de l’imaginaire et de l’être humain.


Comment organisez-vous cette médiation?

Dans nos Territoires virtuels par exemple, nous créons des parcours destinés au public pour qu’il découvre tout ce qui se fait aujourd’hui, à travers différents genres comme l’animation ou des objets plus interactifs. Ensuite, chaque œuvre est accompagnée d’un texte, d’explications. Mais les rencontres avec les créateurs restent au final l’élément essentiel.


En tant que grande cinéphile, comment voyez-vous les changements d’habitudes en termes de consommation d’images?

Ce qui me fait peur, c’est que les plus petites structures peinent à s’adapter au changement de paysage audiovisuel. Ce changement est là et va être permanent. Mais je ne souhaite pas que seuls ceux travaillant dans les grands studios progressent dans cette nouvelle constellation. Les grosses plateformes ont profondément changé nos habitudes, certes. Mais tous les types d’expression devraient pouvoir bénéficier de ces nouveaux espaces. Aujourd’hui je ne pense pas que cela soit le cas. Les plateformes ont tendance à homogénéiser l’offre. Dans ce contexte, les festivals ont un rôle important à jouer. Il faut toujours se repositionner, même si cela demande pas mal d’énergie et de ressources pour proposer les meilleures alternatives et mettre en lumière des narrations innovantes.


Qu’est-ce qu’une narration innovante?

Pour notre Compétition internationale, nous avons sélectionné des films qui ont des narrations fortes, portés par des formes et des univers originaux. Concrètement, cela transparaît de plusieurs façons. Certains longs métrages détiennent par exemple un équilibre subtil entre la fiction et le documentaire, à l’image de Poulet frites d’Yves Hinant et Jean Libon, qui est aussi une sorte de thriller. D’autres adoptent le point de vue très personnel d’un personnage. Théo et les métamorphoses de Damien Odoul épouse par exemple celui d’une personne souffrant d’une maladie mentale. C’est original et cela permet d’apprendre énormément de choses au spectateur.


Vous proposez cette année une nouvelle section intitulée Pop TV, pourquoi ce choix?

L’histoire du festival est intimement liée à celle de la télévision. Je trouvais passionnant de réfléchir à l’influence de celle-ci sur la culture populaire. La télévision étant un objet technologique arrivé d’abord dans les salons, son public n’était pas forcément le grand public prescripteur, celui des théâtres ou plus généralement du monde de la culture. Il était aussi composé de femmes au foyer, de communautés étrangères ou de personnes sans emploi. Les contenus ont dû élargir leurs horizons pour s’adapter aux différents publics. Il est intéressant de voir à quel point la télévision a très vite été porteuse de diversité, en devenant par exemple une fenêtre ouverte sur l’univers japonais des mangas. Plus récemment, la culture scandinave a aussi été transmise à travers les séries.


Quelques jours avant le festival, de quoi vous réjouissez-vous le plus?

De rencontrer le public du festival que je ne connais pas encore.


Propos recueillis par Adrien Kuenzy