Le documentaire, hier et aujourd’hui

Le 08 avril 2020

Quand on essaie de définir ce qu’on appelle un «documentaire», on est tenté de dire qu’il s’agit d’un cinéma qui ne recourt pas à la fiction et qui cherche à représenter, avec le plus d’objectivité possible, la réalité qui nous entoure. Mais il convient d’ajouter immédiatement que ce n’est pas aussi simple: il y a, on le sait, beaucoup de films de fiction qui sont de véritables documents sur la réalité du monde, comme il y a aussi des films qui se présentent comme des documentaires mais qui ne sont pas toujours en règle avec ce réel qu’ils prétendent décrire. Sans compter ceux qui flirtent avec les deux «genres».

Petit retour en arrière. On dit souvent que le documentaire est né en même temps que le cinéma, à la fin du XIXe siècle. Le premier film des frères Auguste et Louis Lumière, La Sortie des usines Lumière (1895), reste en tout cas une référence historique. Ce sont bien ces deux cinéastes-là qui sont à l’origine, en Europe comme en Amérique, des premières images cherchant à capter le quotidien. Ce sont eux qui enverront à travers le monde les premiers opérateurs chargés d’enregistrer ce qui s’y passe. On se rappelle bien sûr L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, comme on se souvient aussi, plus près de chez nous, des séquences tournées sur la place Saint-François, à Lausanne, où l’on voit des bûcherons qui s’activent et scient leurs tas de bois.

Lesdits opérateurs Lumière avaient reçu comme consigne d’être attentifs à saisir ce qui se passait autour d’eux et sur la planète sans recourir à aucun élément de mise en scène, en s’efforçant de capter la réalité sur le vif, sans artifice et sans déformation. Des opérateurs qui étaient des chasseurs d’images avides de fixer sur la pellicule le pittoresque, l’exotique ou l’inattendu: tout cela à l’adresse d’un public tout neuf et ravi de découvrir mouvement et vie des images sur un écran.

Dès 1896, les opérateurs Lumière commencent donc à visiter les capitales européennes et américaines - avant d’aller jusqu’au Japon, aux Indes et en Australie. Des salles s’ouvrent au public, un commerce s’installe, la concurrence aussi: Charles Pathé, Léon Gaumont, Georges Méliès (voilà, avec lui, la naissance du cinéma de fiction) se mettent aussi à enregistrer des bandes, en se copiant parfois sans vergogne les uns les autres. Ce sont d’ailleurs Pathé et Gaumont qui prendront le relais des frères Lumière, dès 1900. Et la vie du documentaire ne fait que commencer…

Saisir la réalité sur le vif, objectivement, sans artifice: la définition du documentaire, celle que l’on donnera plus tard, sera différente. Très vite on se rendra compte que l’objectivité n’est pas toujours possible, qu’un «document» ne peut être, de toute façon, qu’un reflet, qu’une interprétation du réel: le cadrage, la durée de la séquence, le montage - même sans commentaire verbal - sont des notions subjectives qui orientent la signification des images proposées. Il y a des choix à faire, et avec la naissance du cinéma sonore, plus tard, tout commentaire, même succinct, ne pourra qu’infléchir peu ou prou la réalité. Le cinéaste interprétera celle-ci, exposera son point de vue, incitera le spectateur à réfléchir tout en cherchant à le convaincre que, à tort ou à raison, ce qu’il lui propose est prioritaire et essentiel.

Difficile de donner un seul exemple: on choisira un cinéaste bien connu, l’Irlandais Robert Flaherty (1884-1951), mais on aurait pu parler, à la même époque, de Jean Epstein, de Dziga Vertov ou de bien d’autres. Retour un siècle en arrière donc, et arrêtons-nous, dans la filmographie de Flaherty, à Nanouk l’Esquimau (1921), un film commandé par une société de fourrures française et qui parle de la vie dans le Grand Nord canadien. Avant le début du tournage, le cinéaste était parti vivre deux ans dans une famille esquimau, celle du chasseur inuit Nanouk, qui deviendra le protagoniste principal d’un film retraçant les difficultés existentielles d’un homme qui doit lutter quotidiennement contre une nature hostile, en particulier contre les tempêtes et les éléments déchaînés du continent arctique. Document humain, Nanouk l’Esquimau mettra en valeur la force et le courage d’une communauté inconnue et Nanouk lui-même deviendra, à la sortie du film, un personnage célèbre, avant de mourir de faim sur la banquise avec toute sa famille, deux ans plus tard. La nouvelle de sa disparition sera diffusée dans le monde entier. L’étiquette de «père du documentaire» a été souvent associée au nom de Robert Flaherty. Son film eut beaucoup de succès, mais s’attira aussi quelques reproches parce que plusieurs situations semblaient avoir été mises en scène. Une critique qu’André Bazin a écartée, soulignant avec raison que la plus grande réussite de Flaherty était d’avoir su capter la texture de la vie quotidienne et familiale de Nanouk et de son entourage. Documentaire, fiction ou produit hybride, Nanouk l’Esquimau est un film qui mérite absolument l’étiquette de «classique».

Voilà donc un long métrage que l’on a pu découvrir il y a exactement un siècle. Aujourd’hui, les modalités de tournage d’un film documentaire se sont transformées avec, par exemple, le recours à de petites caméras sonores et autonomes (pour ne citer que quelques-uns des progrès de la technologie filmique). Et l’on sait aussi que les films documentaires ont trouvé d’autres débouchés commerciaux en occupant une place immense dans les programmes de la TV. Faisons donc un grand saut jusqu’à nos jours et donnons la parole, tout près de chez nous, au cinéaste lausannois Jean-Stéphane Bron, documentariste bien connu avec Mais im Bundeshuus - Le génie helvétique (2003), Cleveland contre Wall Street (2010), L’Expérience Blocher (2013) et L’Opéra de Paris (2017). La sortie de son prochain documentaire, The Brain, est prévue cet automne: il s’agit d’une réflexion sur la compréhension biologique de notre cerveau, un sujet qui ne paraît pas, au premier abord, spécifiquement cinématographique…

Dans une interview au journal Le Temps, le 28 décembre 2018, le cinéaste a précisé l’objectif de The Brain : «C’est un film qui cherche à explorer et à confronter deux mondes, celui de l’intelligence biologique et celui de l’intelligence artificielle, à travers une série de personnages qui sont tous interconnectés, comme les parties d’un gigantesque cerveau. (…) Mon film raconte comment ces deux mondes s’inspirent l’un de l’autre, à travers l’histoire d’un projet international qui réunit parmi les meilleurs laboratoires du monde.» Parlant ensuite et de manière plus générale du cinéma documentaire «qui permet de comprendre qui nous sommes», Jean-Stéphane Bron ajoute: «Tous les films de science-fiction parlent en réalité de la mémoire, de nos origines. Pour décrire et comprendre le monde, la science a besoin de modèles. De la même manière qu’un documentaire est un modèle de la réalité, une réduction. Si notre cerveau percevait et traitait la totalité des informations à sa disposition, on deviendrait fou. Notre cerveau sélectionne et trie, comme un documentaire cadre et choisit parmi les millions de possibles.»

«Dans l’approche documentaire, poursuit-il, il y a quelque chose qui n’est pas très éloigné de l’approche scientifique. On formule une hypothèse que la réalité peut ensuite démentir ou complexifier. De même, notre point de départ n’est pas forcément notre point d’arrivée: il est important de se laisser guider par l’expérience avec honnêteté, car c’est elle qui va vous donner les éléments de réponse. (…) Aujourd’hui les caméras sont partout; tout le monde filme tout et tout le temps, dans une sorte de continuum qui, croit-on, éclaire le monde alors qu’il l’opacifie. Le documentaire échappe à ce flux, il ne dit pas toute la vérité mais propose une vision construite du monde, une forme. (…) Le documentaire a pour fonction de s’extraire à la fois de la suspicion, parce qu’il avoue son côté subjectif, et de l’immédiateté, car il n’est pas censé informer, mais faire ressentir.»
Le documentaire, hier et aujourd’hui… Les propos de Jean-Stéphane Bron témoignent de la vitalité, de la subtilité aussi d’une forme de cinéma bien vivante, plus discrète bien sûr que le cinéma commercial. Le documentariste se réfère à son monde intérieur, un monde qui parle à la première personne, qui s’inscrit dans un contexte social, qui ose mettre en doute les idées reçues et qui nous permet de partir à la découverte de ce qui existe hors champ.

On laissera au cinéaste lausannois le soin de conclure: «Le cinéma documentaire a cette possibilité de montrer l’invisible, il est 'voyant'. Il nous indique ce qu’il faut voir au-delà de la surface des choses, car d’un visage la caméra capte tout. Son apparence comme son mystère et ses secrets.»

Antoine Rochat