L'édito de Anthony Bekirov - Le Code Hays, ou la Loi de la Jungle

Le 04 octobre 2023

Pourquoi le cinéma est-il si puissant à créer des images et des signes? C’est la question que se posent Paul B. Preciado et Nina Menkes dans leurs films respectifs Orlando, une biographie politique et Brainwashed: Sex-Camera-Power, dont vous pouvez lire les critiques dans nos pages. Preciado et Menkes interrogent à leur manière les mécanismes de domination que le cinéma a mis en place tout au long de son histoire. Un film n’est en effet jamais innocent, mais reflète l’idéologie de son temps. Les rédactrices de ces critiques ayant très bien parlé de cette problématique, je vais me concentrer sur un point plus pernicieux: l’exemple du Code Hays, ensemble de directives que l’industrie s’imposait à elle-même pour tous les films sortis entre 1934 et 1968. Le code interdisait le blasphème, la nudité suggestive, la violence graphique ou réaliste, les persuasions sexuelles et le viol. Sur le papier, le projet passe pour «puritain» et l’on pourrait même applaudir cette volonté de ne pas exposer les acteurs (mais surtout les actrices) et les spectatrices (et pas vraiment les spectateurs) à des actes répréhensibles moralement, légalement. Mais dans les faits, nous le savons, cela ne s’est pas passé ainsi. Car l’acteur Johnny Weissmuller, qui incarnait Tarzan dans la célèbre série de 12 films produits entre 1932 et 1948, se baladait le torse fièrement nu. Là où les personnages féminins étaient de riches Américaines couvertes de la tête aux pieds. Autrement dit, tandis que le personnage de Tarzan jouissait du droit de pouvoir exhiber la puissance de ses muscles, le corps des personnages féminins, lui, était dérobé au regard. Mais ce voilement est en fait un dévoilement qui subvertit le Code pour attiser chez le spectateur la fameuse pulsion scopique. Car si on abreuve la spectatrice idéale de ce corps athlétique de Tarzan, le spectateur, lui, n’a le droit qu’au fantasme de la femme idéale. On dérobe alors à la femme son corps pour en faire un fantasme. Son corps ne lui appartient plus, devient un bien de marchandise non seulement, mais également une matière première qui tombe dans le domaine public et qui peut, doit être modelé pour satisfaire la demande du public. La codification genrée de l’image ne se situe donc de loin pas seulement dans la sur-sexualisation du corps féminin, mais également dans l’inégalité du traitement de la censure à son sujet. Qu’il soit sur- ou sous-sexualisé, le corps de la femme reste objet. L’on peut alors légitimement se demander si le problème profond reste celui de la sexualisation du corps, ou s’il ne se situerait pas plutôt dans le fait qu’il est surinvesti de discours de la part des moralistes de tout bord.