L'édito de Kim Figuerola - Le cinéma comme force mutationnelle du politique

Le 21 février 2024

Dans l’obscurité d’une chambre apparaît le doux visage touchant d’une petite fille aux cheveux longs. Les premières images de 20’000 espèces d’abeilles (2023) semblent présenter le personnage principal sous une identité biologique définie. Et pourtant. Lors d’une fête au village, la fillette se dissimule derrière un arbre pour «se soulager», debout. Cette enfant de 9 ans, née garçon, est en réalité trans. Nommée Aitor par ses parents, elle se désigne avant tout comme un être qui n’a pas de prénom. À la recherche d’un nouveau nom qui s’accorderait mieux avec son intériorité, elle est en proie à une profonde détresse du fait d’être assignée au sexe masculin.

Le film d’Estibaliz Urresola Solaguren dépeint ainsi le portrait d’une enfant qui entretient un rapport douloureux à son propre corps. Il aborde de la sorte le thème de la dysphorie de genre. En aucun cas considéré comme une maladie mentale, ce trouble psychologique peut amener à un désir de changement de sexe. Cependant, la cinéaste basque ne traite pas spécifiquement de la transition de genre. Elle déplace l’enjeu en articulant la notion de transition autour de la famille, et non de l’enfant. Dans son essai philosophique, Dysphoria Mundi (2022), Paul B. Preciado envisage également la dysphorie autrement. Symptomatique d’un monde en mutation, dans lequel deux paradigmes sociétaux (le traditionnel et le contemporain) se confrontent, ce trouble n’est considéré comme un «dérèglement» qu’au regard d’une société qui prône la binarité de genre. Et c’est à travers le corps que se joue «la tension entre forces émancipatrices et résistances conservatrices». Entre le politique et la répression patriarcale. Dans le film, les corps sont justement représentés fragmentés: la poupée de la fillette trans et les sculptures de sa mère. Mais celle-ci malmène des corps en cire qui possèdent la capacité d’être indéfiniment modelables. En imaginant cela, et par le biais du titre, Urresola Solaguren métaphorise une représentation infinie et diverse des vivants, ainsi qu’une société en transition. Et ce n’est que lorsque sa famille «transitionne» que l’enfant parvient à sa véritable identité. Une identité qu’elle révèlera d’abord aux abeilles, en leur murmurant le prénom qu’elle s’est enfin trouvé: Lucía (lumière).