Le Bureau des légendes d'Eric Rochant

Le 14 mai 2020

Lundi soir s’est achevée sur Canal+ la cinquième saison du Bureau des légendes, et c’est la fin d’un cycle. Si la série devrait logiquement se poursuivre, ce ne sera plus vraiment Rochant qui régnera sur le bureau: il laisse à d’autres le soin de prolonger une œuvre qu’il a su hisser au sommet du catalogue sériel.

Que sont-elles, ces «légendes» évoquées par le titre? On nomme ainsi des personnes qui, sous fausses identités, cherchent à soutirer pour la France des informations secrètes à l’étranger. Des fonctionnaires voués à l’espionnage, donc, et s’agissant de leurs tactiques, peu d’œuvres cinématographiques ou télévisuelles auront cherché autant que Le Bureau des légendes (BDL) à en crédibiliser la représentation. Dissimulation, manipulation, manœuvres d’échiquier, méthode d’obtention et de traitement des «secrets»: l’un des points forts de la série, c’est de toujours imaginer le vraisemblable dans ces domaines.

Tout se passe en effet comme si Rochant avait voulu construire ses intrigues en prenant le contre-pied des fantasmes dont sont parfois habillés les agents sous couverture. Comment ferait-on, en réalité, si l’on souhaitait obtenir telle information, dans tel contexte? Qui enverrait-on sur le terrain? Quels devraient être son savoir, son ignorance, sa maladresse peut-être, ses nerfs, son train de vie, son regard? Et surtout, que faudrait-il qu’il dise? Ne dise pas ? Et à qui? La série toute entière s’offre ainsi comme une vaste et passionnante réponse à ces questions, et le moins qu’on puisse dire, c’est que James Bond, sa force et son nœud pap’, sont à jamais tenus à l’écart de ce monde.

D’abord, la plupart des personnages avec lesquels on tremble et se reprend possèdent cette qualité toute négative (mais qui constitue l’une des pièces maîtresses des dispositifs de tromperie): ils n’ont pas la gueule de l’emploi. Bond, on le repérerait, on ne se ferait pas avoir; mais les grands yeux tendres et bienveillants de Marina Loiseau (Sara Giraudeau) ou de Raymond Sisteron (Jonathan Zaccaï), le sourire mignon de Guillaume Debailly (Mathieu Kassovitz), la rondeur boudeuse de Daisy, dite «la Mule» (Irina Muluile), voilà qui fonctionne comme autant de rets dans cette chasse aux secrets.

Ensuite, leur savoir-faire repose pour bonne part sur la parole, et là aussi, on est assez loin des prouesses musclées des agents «double zéro». Une mise en concurrence d’univers aussi différents ne pourrait bien sûr qu’être artificielle et stérile; leurs codes respectifs engagent sur des voies également jouissives, mais, comme ce n’est pas forcément la règle en la matière, la volonté du BDL de lier suspense et problématiques de langage apparaît comme un pari audacieux, stimulant, rafraichissant: il est réussi. Dans les bureaux plutôt coquets de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ou sur les territoires de Daesch, dans les entrailles russes du cyber-espionnage ou l’appartement d’une compagne syrienne, il arrive régulièrement que le mot prononcé en cache un autre, qui lui-même renvoie, obliquement, à un signifié qu’aucune parole ne désigne jamais; les questions sont des informations déguisées, et les affirmations, de sourdes négations; l’implicite et le non-dit prennent valeur de propos essentiel. Bref, c’est un vrai labyrinthe linguistique dans lequel rentrent les personnages, un labyrinthe dont ils devront aussi ressortir, et mieux informés de préférence. Ne pas se perdre, ne pas se tromper d’allée: ils doivent pour cela suivre les protocoles si minutieusement établis par leur département. Et nous, spectateurs qui courront aussi le risque de l’égarement, suivons de surcroît toute la didactique prévue par les scénaristes dans de nombreuses scènes. Ce n’est pas une mince affaire que d’assurer la parfaite lisibilité des enjeux et de la trame d’histoires qui peuvent être complexes: la série y parvient d’un bout à l’autre de ses saisons. Plus remarquable encore, elle le fait sans que jamais cette didactique ne semble hétérogène au récit: ce sont les personnages, parfois débutants dans le métier, qui doivent apprendre et comprendre; et même les plus chevronnés doivent continuer de se former.

Il est donc beaucoup question de communication, dans cette série d’espionnage, mais celle-ci ne manque néanmoins pas de manœuvres sans paroles, aussi précises que les dialogues, et parfaitement rythmées. Non, le BDL ne nous assoupit pas dans la tiédeur lettrée d’un salon pour légendes; ces dernières, dans leurs labyrinthes, rencontrent des minotaures, et la violence, lorsqu’elle s’abat, le fait sans concession. Dans la cinquième saison, cette violence est aussi celle des remords, des obsessions paranoïaques, des angoisses qu’éprouvent les personnages pour eux-mêmes ou pour les leurs, et des doutes qui les travaillent quant aux enjeux véritables de toutes ces affaires. Le grand Jacques Audiard, qui réalise les deux derniers épisodes, aura su mettre son génie visuel au service de ces légendes désarçonnées.

France, 2015-2020 - Diffusion Canal+ - 5 Saisons : 50 épisodes d'env. 50'

Acteurs : Mathieu Kassovitz, Jean-Pierre Darroussin, Sara Giraudeau Florence Loiret-Caille, Mathieu Amalric. Musique : Robin Coudert. Genre : Drame, espionnage. Âge 10. Note 20

Alexandre Vouilloz