Le 76e Festival de Locarno

Le 23 août 2023

L’édition de 2023 s’est distinguée par deux événements majeurs. Le premier est l’annonce officielle du départ de Marco Solari. Après vingt-trois ans passés à la présidence du festival, il quittera ses fonctions au printemps 2024 et cèdera sa place à Maja Hoffmann, figure influente du monde de l’art contemporain. L’élection de la fondatrice de la LUMA Foundation de Zurich et d’Arles est éloquente. En tant que mécène, productrice de films documentaires et collectionneuse d’art, elle contribuera indubitablement à renforcer le positionnement international et la stratégie artistique de ce festival. Le second est la grève du syndicat de la Screen Actors Guild et de l’American Federation of Television and Radio Artists (SAG-AFTRA). Elle a eu pour conséquence l’absence et la présence partielle de certains invités annoncés initialement, tels que Cate Blanchett, productrice exécutive de Shayda de Noora Niasari, Riz Ahmed, l’acteur anglais de Dammi de Yann Mounir Demange ou Stellan Skarsgård, l’acteur suédois de What Remains de Ran Huang. Les revendications de cette double grève, adressées à Netflix et autres plateformes de streaming, portent sur une réévaluation à la hausse des salaires (des scénaristes et des acteurs) et sur une protection garantie des emplois face à la menace réelle de l’intelligence artificielle (IA). Toutefois, certaines personnalités du cinéma, comme Ken Loach, Barbet Schroeder ou Radu Jude, sont non seulement venues présenter leur film mais recevoir également des prix; respectivement, le Prix du Public UBS pour The Old Oak, un hommage spécial pour Ricardo And Painting et le Prix spécial du Jury pour Do Not Expect Too Much From The End Of The World (Nu a?tepta prea mult de la sfâr?itul lumii). Ainsi, au regard de la riche programmation (214 films), les trois premiers jours du festival ont été marqués par quatre films sélectionnés dans les catégories suivantes: Panorama suisse, Cineasti del presente et Pardi di domani.


I Giacometti


Catégorie: Panorama suisse, Susanna Fanzun, documentaire, 1 h 40, couleur et noir-blanc.


«Après que le Seigneur a créé le monde, il a observé le Val de Bregaglia et a trouvé que les montagnards n’avaient pas de chance avec cette vallée ombragée. Il leur a donc offert la famille Giacometti.» Cette citation extraite du film résume à elle seule l’équation métaphysique entre le destin hors du commun des Giacometti et ce lieu si particulier du canton des Grisons. Du soleil hivernal absent durant trois mois et de la chatoyante palette chromatique des rochers et de la rivière Mera, naissent les œuvres impressionnistes et fauvistes du père Giovanni ainsi que les aspirations artistiques d’Alberto, Diego, Ottilia et Bruno. Dès lors, comment d’une vallée montagneuse si isolée, le rayonnement de cette famille d’artistes a-t-il pu avoir un écho aussi significatif dans le monde de l’art? C’est la question à laquelle Susanna Fanzun tente de répondre dans ce documentaire tout en sensibilité. Avec l’étroite collaboration du Kunsthaus de Zurich et la Fondation Giacometti, elle suit minutieusement les traces de chaque membre, à travers les paysages majestueux de l’Engadine, les œuvres, les esquisses, les archives photographiques, les échanges épistolaires et les entretiens de personnes qui les ont côtoyés. L’originalité du film se base sur une approche narrative qui ne se déploie pas à partir d’une analyse iconographique approfondie, mais d’une arborescence biographique d’une famille très unie.


Ekskurzija (Excursion)


Catégorie: Concorso Cineasti del presente, Bosnie-Herzégovine, Una Gunjak, fiction, 1 h 33, couleur, Mention spéciale du Jury.


D’un fait divers qui s’est déroulé en 2014 à Banja Luka (Bosnie-Herzégovine), où sept adolescentes de 13 et 14 ans sont revenues d’une excursion scolaire enceintes, Una Gunjak décide de réaliser son premier film sur la dichotomie entre les tourments des adolescents et les préoccupations des parents. À un âge où le corps et la représentation du monde se modifient, le rapport aux autres se complexifie. Ainsi, Iman (Asja Zara Lagumdžija) est une jeune fille qui désire s’émanciper du cocon familial et s’affirmer auprès de ses camarades d’école. Pour elle, la recherche de soi est également liée à la rencontre des garçons, et tout en s’affichant avec une allure androgyne et des cheveux courts teints en rose, elle n’a que deux souhaits: se singulariser auprès de ses copines et attirer l’attention d’un jeune homme plus âgé. Durant un jeu collectif «truth or dare», Iman est contrainte de mentir, et les répercussions de son mensonge produisent des événements qu’elle ne contrôle plus, au risque d’en dire un autre bien plus grave. Ekskurzija expose deux univers contrastés, celui des adolescents qui s’efforcent de trouver leur place au sein du microcosme scolaire, et celui des parents qui tentent de gérer les revendications de leurs enfants pour une plus grande autonomie identitaire et familiale. Monteuse de divers films, dont le documentaire d’Anna Shishova, The New Greatness Case (2022), la qualité notable du premier long métrage de la réalisatrice bosniaque réside dans la performance de son actrice principale.


Find A Film!


Catégorie: Pardi di domani, Suisse, Coline Confort, Slava Doytcheva, Federico Frefel, Alessandro Garbuio, Andrea Gatopoulos, Ambra Guidotti, Jumana Issa, Zhenia Kazankina, Bohao Liu, Diego Andres Murillo, Chiara Toffoletto, courts métrages, 1 h 20, couleur et noir-blanc.


Œuvre collective de onze jeunes cinéastes internationaux, elle est le fruit d’un workshop effectué à la Film Academy de Locarno au printemps 2023. Ce projet cinématographique se focalise sur la question de l’histoire et de la mémoire, et plus précisément sur la société et l’identité suisses à travers différentes périodes. Supervisée par Radu Jude (ancien assistant de Costa-Gravas et réalisateur de Babardeal? cu bucluc sau porno balamuc, Ours d’or 2021) et produite par Locarno Film Festival, le Conservatorio Internazionale di Scienze Audiovisive (CISA) et la Radiotelevisione svizzera di lingua italiana (RSI), cette expérimentation filmique est essentiellement constituée de matériel audiovisuel puisé dans les archives de la RSI. Find A Film! relève ainsi du found footage, pratique qui se distingue avant tout par le non-usage de la caméra, mais par l’usage d’un film (footage) existant (found). Elle confronte de ce fait le geste artistique de la déconstruction et reconstruction des images du passé avec une approche à la fois esthétique et politique. Selon Radu Jude, dans la mesure où il y a manipulation visuelle, apparaissent dès lors quelques problématiques centrales. Plus précisément, la construction des images, notre rapport aux images, le pouvoir de celles-ci à créer des réalités virtuelles mais également la capacité à développer une plus grande conscience au monde réel. Le résultat final est un ensemble disparate et hétérogène, formé de courts métrages analogiques, numériques et vidéo, dans lequel certains émergent plus que d’autres. Nous déplorons hélas l’absence d’informations sur la démarche de chaque réalisateur.


Negu hurbilak (L’Hiver qui approche)


Catégorie: Concorso Cineasti del presente, Espagne, Colectivo Negu, fiction, 1 h 30, couleur et noir-blanc, Mention spéciale du Jury.


Le premier long métrage de Colectivo Negu (Ekain Albite, Mikel Ibarguren, Nicolau Mallofré et Adrià Roca), réalisé en 16 mm, constitue un acte qui n’est pas anodin. A l’instar des cinéastes de la contre-culture américaine des années 1970, pour qui l’usage d’un format substandard symbolisait clairement une revendication anticapitaliste et politique, Negu hurbilak s’affirme comme un film à contre-courant du cinéma dominant (du 35 mm et du numérique en particulier). Née d’un groupe d’étudiants issus de la Escola Superior de Cinema i Audiovisuals de Catalunya (ESCAC), cette œuvre non individualisée relate en 2011, année qui marque la fin définitive de l’activité armée de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna), la fuite vers la frontière française d’une étarra inconnue de 25 ans (Jone Laspiur). Fondé en 1959, ce groupuscule sécessioniste basque, dont les membres sont progressivement devenus terroristes, a participé à la construction de l’histoire sociale et politique d’une Espagne (franquiste et post-moderne) faite de violence, de répression, de souffrance et de secrets. À l’image de l’affiche du film, le village de Zubieta, dans lequel la fugitive trouve refuge, est un organe vivant dont les routes qui le traversent sont des lignes qui convergent inexorablement vers un trou noir, un vide, un inconnu, mais aussi vers une faible lumière qui brille, porteuse d’un espoir de salut. Ce lieu, à la fois marqué par ses traditions ancestrales et par l’industrialisation de l’exploitation du bois, est un hiatus temporel qui semble se prolonger indéfiniment. Les plans, souvent fixes, peinent parfois à cadrer la jeune femme, comme si sa présence devenait peu à peu spectrale, sombrant lentement dans l’obscurité automnale. De ce fait, l’hiver qui approche (negu hurbilak en euskera) évoque l’incertitude saisonnière et celle de son destin. Exprimée par des séquences de jour qui se superposent à celles de nuit, et des paysages forestiers baignés dans la brume, le personnage principal, fragile et désespéré, est prisonnier d’un cercle visible (géographique) et invisible (historique). Jouant de la porosité des genres, les images de fiction se saisissent de l’esthétique du documentaire afin d’ancrer le récit dans une authentique expérience collective. Le silence qui entoure Zubieta désigne les nombreuses victimes de cette lutte armée, et dont le brouillard, dans lequel émergent des êtres mi-humain mi-animal, exprime le flou historiographique de ses vies annihilées. Ainsi, cette étarra anonyme entre dans l’imaginaire de la communauté basque, constituée de créatures païennes qui hantent la région et le reste de l’Espagne.

Negu hurbilak est un cinéma métaphorique qui se nourrit de l’ambiguïté des images, où la valeur d’une existence humaine dépend du point de vue de chacun.