L’amour par-delà la mort: histoires de fantômes romantiques

Le 18 novembre 2020

Dans le merveilleux film de Guillermo del Toro, Crimson Peak, Edith Cushing, la protagoniste, répond à un éditeur surpris de constater que la jeune femme écrit des récits mettant en scène des spectres: «Ce n’est pas une histoire de fantômes, c’est une histoire avec des fantômes dedans» et que ceux-ci sont «une métaphore». De son côté, le dernier épisode de la série The Haunting Of Bly Manor, créée par Mike Flanagan, fait tenir le discours suivant à l’une des personnes ayant écouté la narratrice, dont la voix rythme la saison en son entier: «Ce n’est pas une histoire de fantômes, c’est une histoire d’amour». Alors, les revenants seraient-ils devenus des instruments de choix pour non seulement effrayer, mais aussi porter un message romantique, tenir un propos sur un sentiment qui semble pourtant totalement opposé à la mort: l’amour? C’est ce que nous allons voir à l’aide de trois œuvres, Crimson Peak et The Haunting Of Bly Manor donc, mais aussi A Ghost Story. Attention toutefois, si vous n’avez pas vu ces réalisations et souhaitez le faire, ce texte contient de nombreux spoilers.


Production de la très hipster et populaire maison A24, A Ghost Story, réalisé par David Lowery, était loin, lors de sa sortie en 2017, d’avoir fait l’unanimité, certains acclamant son anticonformisme et d’autres moquant sa lenteur et sa dimension quelque peu prétentieuse. Si l’on arrive à passer outre la séquence d’engloutissement d’une tarte entière par le personnage interprété par Rooney Mara et que l’on ne s’attend pas à un film digne de Michael Bay, alors il y a de fortes chances que l’on soit séduit et ému par ce récit d’un homme, joué par Casey Affleck, qui, décédé lors d’un accident, revient hanter sa maison et observer sa fiancée (Rooney Mara, donc). Il tente alors de lui faire passer des messages, notamment par le biais de leur exemplaire du roman L’Amour aux temps du choléra, qui est une autre histoire d’un homme ne cessant d’aimer une femme sans que celle-ci ne le sache.


Toutefois, le ciel n’était pas sans nuage dans leur relation avant la mort du personnage d’Affleck. La chanson que compose ce dernier et fait écouter à sa bien-aimée assimile entre ses deux couplets la séparation amoureuse à la mort, en mettant en parallèle des paroles qu’on pourrait traduire par «Ton amoureuse est-elle là? / Est-elle en train de se réveiller? / Est-elle morte durant la nuit? / Et t’a laissé seul?» et «Mon amoureuse est-elle là? Est-on en train de rompre? A-t-elle trouvé quelqu’un d’autre? Et m’a laissé seul?» Nous avons ainsi là un indice clair que le film ne raconte pas l’histoire d’un fantôme, contrairement à ce qu’indique son titre, mais d’une rupture. Dès lors, une séquence montrant notre spectre posté à la fenêtre, face à un tableau similaire dans la maison voisine, prend une résonance particulière et pourrait symboliser un adultère, ou du moins la tentation de passer à l’acte. En effet, nous venons de voir les saisons changer et le personnage de Mara ne paraît toujours pas s’être rendu compte de la présence de son défunt partenaire dans la demeure. Le fait que les deux fantômes se regardent et se fassent signe est le premier contact que le personnage d’Affleck a depuis longtemps. Il peut signifier que les deux revenants se sentaient de la même manière par rapport à leur conjoint respectif, c’est-à-dire invisibles et incompris, et se sont trouvés l’espace d’un moment. Le personnage de Mara doit faire le deuil de son fiancé, mais lui doit faire le deuil de son couple.


Un autre élément reliant le spectre à une histoire d’amour est son apparence: simplement revêtu d’un drap blanc troué pour les yeux, il rappelle l’image classique des fantômes mais fait également le lien avec le lieu qui accueille en principe les draps: le lit, et plus particulièrement ici le lit conjugal. La dernière scène dépeignant le personnage d’Affleck vivant l’y montre d’ailleurs, couché avec sa partenaire dans un moment tendre. A Ghost Story est somme toute un film très calme où il ne se passe pas énormément de choses (à l’instar du look très épuré de notre protagoniste). Mais tout comme les histoires d’amour de la «vraie» vie qui sont souvent bien moins trépidantes que celles peuplant les productions hollywoodiennes, cela ne veut pas dire qu’elles ont moins de valeur ou d’intensité.


Dans un autre registre, bien plus gothique, sanglant et grandiloquent, Crimson Peak explore le thème de l’amour de manière plus symbolique. Il illustre les mésaventures d’Edith Cushing, qui suit son mari, Thomas Sharpe, et la sœur de ce dernier, Lucille, dans leur manoir, Allerdale Hall, qui se décrépit de jour en jour mais est loin d’être inhabité, puisque les fantômes des anciennes épouses de Thomas errent dans ses murs en ruine… Son réalisateur, Guillermo del Toro, a déclaré que les spectres suivaient un code couleur dépendant de la manière dont ils étaient passés de vie à trépas1. Nous pouvons cependant attribuer une autre signification à leurs différentes teintes. En effet, nous pourrions partir du principe que les revenants sont une projection d’une certaine forme d’amour, qu’ils naissent de celle-ci, et que leur coloration reflète le genre d’amour qui les a créés.


Les fantômes de Crimson Peak se classent en trois couleurs: quatre rouges, deux noirs et un blanc. Les rouges sont les victimes de la fratrie Sharpe: les trois ex-femmes de Thomas - assassinées pour leur richesse, destinée à sauver Allerdale Hall et par extension la lignée Sharpe - mais aussi la mère de Lucille et Thomas, être abjecte dont la principale erreur fut de tenter de les séparer, non pas en leur qualité de frère et sœur, mais bien d’amants incestueux. Le rouge, omniprésent dans la réalisation: il teinte non seulement le plus grand nombre de fantômes mais aussi l’imposante robe que porte Lucille au bal, la bague de fiançailles et l’argile qui constitue la fondation d’Allerdale Hall et de la montagne sur laquelle il est situé, qui donne son nom au film (à savoir le «sommet cramoisi» en français; l’hiver la neige se colore de rouge car l’argile remonte à la surface), pointe ainsi vers le coupable, comme le remarque del Toro2.


Mais cette couleur symbolise également la passion, l’amour dépravé qui «fait des monstres de nous tous» ainsi que le clame Lucille. Les spectres des ex-femmes et de la mère seraient ainsi écarlates car leur meurtre a été provoqué par les sentiments profonds bien que contre-nature que ressentent Thomas et Lucille l’un pour l’autre. Le rouge est également la couleur de l’argile, qui symbolise le couple car c’est grâce à son exploitation qu’il peut survivre. Si leurs actes sont condamnés par la mort, l’amour qui unit les Sharpe, aussi peu conventionnel soit-il, est romantisé dans la réalisation, au point de perdre son caractère choquant pour adopter un air plus mélancolique lorsque le film s’achève. D’un côté, nous avons Thomas, qui, en mourant, devient le seul fantôme blanc, car selon del Toro, il n’a physiquement assassiné personne et se rachète à la fin, ce qui lui vaut sa teinte immaculée3. De l’autre, nous avons Lucille, un fantôme noir. Il serait facile de les opposer par ces couleurs antithétiques, le frère ayant connu un amour pur avec Edith - qui est la seule de ses épouses qu’il ait véritablement aimée et essayé de sauver - et la sœur étant la malfaisante influence le forçant à se complaire dans le péché et le meurtre. Cela n’est pas tout faux mais ce serait oublier le dernier fantôme, ou plutôt le premier qui apparaît à Edith, celui de sa mère, noir également (car morte du choléra, black cholera en anglais, selon le réalisateur mexicain4).


Le noir pour les spectres symboliserait ainsi l’amour familial, dans deux sens très différents, et aussi celui qui perdure à jamais. Car Edith ne déclare-t-elle pas, avec la dernière réplique du film accompagnée d’un plan sur le fantôme de Lucille, que «Les fantômes existent. […] Comme nous, ils s’attachent à un lieu. […] Mais d’autres, d’autres gardent en eux une émotion, un désir ardent, un chagrin, une revanche, ou l’amour. Ceux-là demeurent à jamais.» Les spectres de Crimson Peak sont motivés par l’amour, sous une forme ou une autre: les ex-épouses de Thomas et la mère d’Edith veulent mettre celle-ci en garde, Thomas veut l’aider contre Lucille car il n’a pas réussi à le faire vivant, et Lucille veut rester là où tout ce qui lui est cher a toujours été: chez elle. Nous n’avons pas tant affaire à une histoire de manoir hanté que d’un homme et une femme hantés par ce que l’amour leur fait faire, pour finalement être rattrapés par ces souvenirs.


Et enfin, nous avons le mélange parfait entre histoire d’amour et de spectres: la production Netflix The Haunting Of Bly Manor, sortie cet octobre. Adaptation de plusieurs créations d’Henry James mais principalement du Tour d’écrou, la série suit Dani, une jeune Américaine venue s’occuper de deux orphelins, Flora et Miles Wingrave, dans un manoir perdu dans la campagne anglaise. La demeure recèle cependant de nombreux secrets et les enfants exhibent un comportement des plus étranges. À l’instar de Crimson Peak, le récit est très classique mais la force émotionnelle qu’il dégage ravage tout sur son passage. On l’aura compris, Dani, Flora, Miles et le personnel du manoir ne sont pas seuls, car une malédiction empêche toutes les âmes défuntes de quitter la propriété. Cette malédiction trouve son origine dans un amour contrarié, celui de Viola, une mère décédée - le premier revenant de Bly Manor - pour sa fille, qui rejette son affection pour ensuite complètement disparaître lorsqu’elle déménage, laissant le fantôme de sa mère esseulé. Celui-ci refuse d’en rester là et forcera donc toutes les personnes mourant dans le manoir à y demeurer pour y être lentement oubliées, comme Viola, qui continue obstinément et désespérément de chercher son enfant dans la demeure, tout en sachant qu’il n’y est plus et tuant tout sur son passage. L’amour de cette mère pour la chair de sa chair créera également la possibilité pour les morts de Bly Manor de posséder le corps des vivants, grâce à une phrase que Viola déclara à la naissance de sa fille. C’est donc à nouveau ce sentiment puissant qui permettrait de créer les spectres. Ainsi que l’explique Mike Flanagan dans une interview pour Netflix5, «les fantômes sont une expression des blessures émotionnelles que nous portons avec nous» et «quand nous tombons amoureux, c’est comme donner naissance à un nouveau fantôme».


Une forme de culpabilité liée à l’amour est également un élément déclencheur pour la hantise dans la série. En effet, nous avons deux personnages, Dani et Henry, l’oncle de Flora et Miles, dont les sentiments ont causé la mort d’autres personnes. La première a vu son fiancé Edmund se faire faucher par un camion alors qu’elle venait de rompre avec lui, s’étant rendu compte qu’en réalité, elle aimait les femmes. Le deuxième a indirectement envoyé sa belle-sœur, avec qui il entretenait une liaison, vers le trépas, celle-ci étant partie avec son mari en Inde, lieu de leur lune de miel, pour raviver la flamme - après que celui-ci s’est rendu compte de son adultère - et y ayant également eu un accident. Dani et Henry sont alors hantés, la jeune femme par une incarnation d’Edmund juste avant l’impact et l’homme par son double maléfique, qui expriment leurs remords et leur incapacité à se défaire du passé.


Mais si l’amour est ce qui donne naissance aux hantises, c’est aussi ce qui permet de les exorciser. Car quand Dani trouve enfin le véritable amour avec Jamie, la paysagiste du manoir, le fantôme de son ex-fiancé cesse de la poursuivre, Dani se pardonnant sa faute. De plus, si la malédiction de Bly Manor fut lancée à cause du caprice vengeur d’un spectre refusant de se voir enlever ce qu’il désirait, seul un amour dépourvu de tout égoïsme, celui de Dani pour les enfants Wingrave, arrive à y mettre un terme, Dani laissant Viola la posséder. Cependant ceci aura un prix, un impact sur tout le reste de la vie de la jeune fille au pair, prouvant sa dévotion totale pour ceux qui comptent pour elle. On trouve effectivement deux sortes principales d’amour dépeintes dans The Haunting Of Bly Manor: l’altruiste et le toxique. Un exemple de ce dernier est représenté dans la relation qui unit Rebecca, l’ancienne gouvernante de Miles et Flora, et Peter, l’assistant d’Henry. Celui-ci a la malchance de croiser la route du spectre de Viola, qui le tue à son tour. Il décide alors d’abuser de la confiance de Rebecca, qui le laisse prendre possession de son corps, séduite par la promesse qu’ils pourraient trouver une solution pour continuer d’être en couple malgré le décès de Peter. Mais ce dernier a de plus sombres desseins, car il profite d’avoir le contrôle du corps de sa bien-aimée pour finalement la noyer dans le lac de Bly Manor, afin qu’elle reste avec lui pour toujours dans la demeure. Jamie et Dani, en revanche, incarnent l’autre type d’amour, car lorsque la première implore la deuxième de la transformer en fantôme pour qu’elles puissent être ensemble, Dani refuse. En effet, possédée par le fantôme de Viola, elle s’était donné la mort de peur de faire du mal à Jamie.


Dani est donc le total opposé de Peter: elle symbolise le sentiment amoureux pur, le fait de faire passer l’autre avant soi, alors que lui représente l’amour possessif (au sens spectral comme au sens commun du terme), le fait d’envisager l’autre comme sa propriété et comme un outil pour arriver à ce qu’il veut. Cette idée de la possession opposée à l’amour est d’ailleurs discutée par les personnages dans plusieurs épisodes, les deux concepts étant montrés comme complètement contraires l’un à l’autre. Qu’ils incarnent ou naissent d’un sentiment amoureux malsain, salvateur, manipulateur ou tout à fait ordinaire, les fantômes de cet article représentent presque tous la même chose: la puissance de l’amour qui les fait demeurer après la mort. Même si les récits que nous content ces réalisations sont plutôt dramatiques, on y trouvera tout de même une beauté qui fait chaud au cœur, en ces temps froids de novembre.


Amandine Gachnang


1 Mark Salisbury, Crimson Peak: The Art Of Darkness, Insight Editions, San Rafael, 2015, p. 138.

2 Idem, p. 73.

3 Idem, p. 156.

4 Idem, p. 142.

5 Lauren Huff, «Haunting Of Bly Manor creator Mike Flanagan teases that new season is ‘a gothic romance story’», https://ew.com/tv/haunting-of-bly-manor-gothic-romance-video/, consulté le 08.11.2020.