Imaginer le futur: un peu de science-fiction

Le 06 juin 2020


On a entendu bien des choses à propos de la pandémie du coronavirus, en particulier qu’elle ressemblait à un scénario raté d’un mauvais film de science-fiction. Ailleurs on a ironisé en disant que ledit virus avait réussi à réduire au silence le 7e art et à renvoyer au vestiaire tous les films déjà programmés… Si la deuxième remarque est (presque) exacte, on remarquera que la première, s’agissant de science-fiction, mélange un peu tout et n’importe quoi. On a peut-être tendance à coller cette étiquette à tout événement qui sort de l’ordinaire, à tout film qui flirte un tant soit peu avec l’incompréhensible, le fantastique ou l’épouvante. Laissons alors de côté le coronavirus, les monstres et les vampires, les aliens terrifiants, les fantômes hallucinants dans les châteaux hantés et essayons de porter notre regard sur ce qu’est vraiment la science-fiction, ce genre qui donne à la technologie cinématographique toute sa liberté, qui comprend une composante irréaliste bien sûr (scénario difficilement vraisemblable ou image erronée de la science, par exemple), mais qui n’oblitère pourtant pas totalement le réel. A cela peut s’ajouter une bonne dose d’images originales et spectaculaires.

Jean-Claude Romer (80 grands succès du cinéma fantastique, Ed. Casterman, 1989) définit la science-fiction comme l’alliance des connaissances et de l’imagination, le coin du fantastique «où une intelligence intervient dans le processus de phénomènes incompatibles avec les lois dites naturelles». Pierre Tchernia, dans le même ouvrage, précise que «la science-fiction c’est le royaume des savants dépassés par leurs inventions, c’est le voyage dans des mondes imprévisibles aux pouvoirs inconnus». Quant au Petit Larousse, dans un autre registre, il définit la science-fiction comme «un genre littéraire et cinématographique dont la fiction se fonde sur l’évolution de l’humanité et en particulier sur les conséquences des progrès scientifiques». Et le dictionnaire accompagne cette définition d’une photo tirée de 2001 : l’odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Avant de parler de ce film, on notera tout de suite que la science est effectivement partie prenante de cette odyssée spatiale, que son rôle est primordial, mais qu’elle échappe aussi au contrôle des protagonistes impliqués dans l’aventure. Le robot HAL 9000, dans le film, est un bon exemple de cette désobéissance scientifique qui échappe à la maîtrise humaine pour devenir vraiment dévastatrice. L’être humain se targue d’être savant, mais il est vite contaminé, ne contrôle plus grand-chose et perd la notion de ce qui est de l’ordre du possible et du raisonnable. On l’excusera dans la mesure où le cinéma le propulse, dans ce film et souvent ailleurs, dans des situations où il doit sauver le monde - merci du peu - ou se perdre avec lui.

La littérature de science-fiction date de la fin du XIXe siècle : l’homme se tourne vers le ciel, les profondeurs des mers et le centre de la Terre (Jules Verne, H. G. Wells, pour ne citer que deux noms). Poussant plus loin son imagination, il ouvre les portes de l’espace et du temps, de l’évasion et de la découverte d’autres mondes, de voyages interplanétaires (Ray Bradbury, William Sloane, Arthur C. Clarke - que l’on retrouve comme scénariste du film de Kubrick - et bien d’autres). Le cinéma va essayer de suivre la même voie : de Métropolis (Fritz Lang, 1926) à La Guerre des étoiles (George Lucas, 1977), le 7e art a tenté d’être l’illustration visuelle d’une façon de rêver dans le futur, apparaissant comme un moyen privilégié d’imaginer et d’explorer l’avenir de l’homme. Au-delà des années 70, le cinéma se heurtera à la difficulté de représenter, sous forme d’images «réelles», ces hypothèses et projections, mais l’arrivée des nouvelles technologies cinématographiques permettra de ne pas décevoir trop longtemps l’imaginaire déjà bien établi des spectateurs…

Il y a plus de 50 ans, en 1968 - en juillet de l’année suivante Armstrong marchait sur la Lune -, Stanley Kubrick sortait donc un long métrage qui reste aujourd’hui encore un excellent exemple de film de science-fiction qui rompt radicalement avec les scénarios types de l’époque, à savoir les aventures des extra-terrestres et leurs structures narratives traditionnelles. Petit rappel du synopsis du film. Première partie: l’aube de l’humanité, il y a quatre millions d’années. Des singes anthropoïdes se battent contre des fauves et découvrent un mystérieux monolithe noir. L’un d’eux a alors l’idée d’utiliser un fémur comme arme de combat, avant de le jeter en l’air... Deuxième partie: en 2001, le docteur Floyd se rend en voyage spatial près du cratère lunaire de Tycho pour enquêter sur la présence du même monolithe. Troisième partie: dix-huit mois plus tard, Discovery I est lancé en mission vers Jupiter, piloté par les astronautes Bowman et Poole, mais l’ordinateur de bord HAL 9000, doué de réflexion et de parole, s’en prend à la vie des cosmonautes. David Bowman réussira à le déconnecter, mais sera le seul survivant de l’expédition. Quatrième partie: Jupiter et au-delà de l’infini. Aux abords de Jupiter, Discovery croise à nouveau le monolithe noir et David Bowman est absorbé par un nouvel espace-temps vertigineux. Dans un très beau salon Louis XVI, il se voit vieillir à toute allure. Le monolithe réapparaît, Bowman meurt, mais renaît sous la forme d’un fœtus flottant dans l’espace...

Les quatre millions d’années séparant la première partie de la seconde créent - le singe lance son os en l’air et celui-ci se transforme en navette spatiale - une ellipse temporelle étonnante. A la poursuite donc d’un objet céleste et sur la musique du Beau Danube bleu, l’astronaute se perdra dans l’espace sans qu’on sache très bien s’il est devenu fou ou s’il a conservé la raison. Le film peut ainsi être considéré comme le récit métaphysique d’un progrès technique infini - Kubrick et son équipe de maquettistes ont d’ailleurs collaboré avec les ingénieurs de la NASA et du Cap Kennedy - débouchant dans les ultimes images sur la renaissance d’un fœtus originel, ou peut-être d’une nouvelle humanité. Certains critiques de cinéma ont cherché à donner un sens à cette fameuse séquence finale en parlant d’immortalité biologique. Kubrick lui-même précisera que chacun est libre de spéculer à sa guise sur la signification philosophique et allégorique du film: «J’ai essayé, dit-il, de créer une expérience visuelle qui contourne l’entendement pour pénétrer directement l’inconscient avec son contenu émotionnel».

Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke n’ont pas cherché à simplifier le travail du spectateur: il n’y a pas de connivence avec lui dans le film, pas d’intrigues secondaires destinées à plaire, pas de rivalités ou de romances personnelles, pas d’états d’âme(s). Chacun est libre d’interpréter comme il l’entend ce duel de l’Homme avec la Machine et d’y trouver un sens. Kubrick termine son film sans autre explication, tandis que dans son livre Clarke précise que le pilote du véhicule spatial s’est posé sur «Iapetus», un des neuf satellites de Saturne, avant d’être changé en fœtus, puis en une forme d’énergie spirituelle qui reviendra sur la Terre pour donner naissance à une race aussi différente de l’homme que celui-ci peut l’être du singe. Lors de la sortie du film, en 1968, Franck Jotterand précisait, dans la Gazette de Lausanne, que «les questions que se posent les savants sur l’hibernation, la vie dans l’apesanteur, l’évolution des computers, le progrès moral de l’homme et ses chances d’immortalité sont posées en termes assez précis pour que les spectateurs participent au jeu, de manière amusée ou inquiète, le talent de Kubrick consistant à relier la réalité à l’imaginaire et à rendre un très large public sensible à ce qu’il faut bien appeler une des formes de notre destin».

Dans ses films, Kubrick a souvent cherché à parler de la relation de l’homme avec l’univers, et cela dans une approche sérieuse et souvent très proche du documentaire. Ses protagonistes ne sont pas des aliens imaginaires ou malveillants embarqués dans un astronef rugissant dans l’espace: dans 2001 : l’odyssée de l’espace, le « méchant » se présente sous la forme d’une machine créée par l’homme, un ordinateur prénommé HAL (les trois lettres qui précèdent celles d’IBM…) La place occupée aujourd’hui par la science-fiction dans le cinéma est très grande, mais la plupart des réalisateurs qui font appel à elle cherchent avant tout à créer un spectacle, à séduire ou à envoûter le plus de monde possible (on pensera à la série des Star Wars). Reste que ladite science-fiction est aussi - même si elle cherche à explorer l’« ailleur s» -, un moyen de scruter le véritable monde d’aujourd’hui. Savants, philosophes, écrivains et ingénieurs se sont même risqués à dire que l’aventure racontée dans le film de Kubrick arrivera bientôt et que la race humaine - nous, la planète Terre - aura alors un premier contact avec une autre forme de vie, quelque part dans l’univers.

Ces quelques lignes ne sont qu’une approche d’un film étonnant (et superbe) qu’on peut voir et revoir une deuxième fois… On ajoutera que Kubrick a attaché un soin tout particulier au côté esthétique de sa création (formes et couleurs), et qu’il a un sens très aigu de l’image et de la lumière : 2001 : l’odyssée de l’espace est un très beau long métrage, ambitieux dans sa forme, un film futuriste réussi et pas si loin de la réalité. Un film qui ouvre une « voie royale vers une appréhension critique du futur» (Jacques Goimard). N’a-t-on pas lu tout récemment que, selon le directeur de la NASA, Tom Cruise devrait tourner un film dans l’espace, à bord de la Station spatiale internationale? La réalité rejoindrait-elle la science-fiction?

Antoine Rochat