«Il y a des regions qui doivent rester obscures»1: une traversee dans l’œuvre de Chantal Akerman

Le 14 avril 2021

En l’espace d’une carrière trop tôt interrompue, Chantal Akerman (1950 - 2015) a tracé les contours d’un cinéma de l’intime, de la solitude, de la folie qui naît au détour du quotidien. Portrait d’une œuvre, à la croisée de quelques films.


Bitume aride que l’on parcourt à pied, gares qui défilent dans la nuit, méandres sans fin d’un fleuve qui se referme sur les navigateurs: le cinéma de la réalisatrice belge est un cinéma de voyages, de cheminements. Lignes de fuite ou labyrinthes, ceux-ci n’ont rien du parcours initiatique, dont les personnages ressortent grandis. Au contraire, ils semblent ne pouvoir échapper à la nuit. Cette cartographie de l’errance s’expose dans l’immobilité de ses plans fixes dans News From Home (1977): New York comme cadre, comme protagoniste central, alors que sont lues en voix over les lettres insistantes de sa mère à la cinéaste. A travers ces mots, souvent étouffés par le bruit des voitures, mais surtout ces rues et métros remplis de solitudes individuelles, se dessine en creux la figure d’Akerman, perdue dans ces lieux à apprivoiser par la caméra, mais qui constituent, au moment du dernier plan, un espace à soi que l’on quitte avec nostalgie.


Autre espace, autre traversée - cette fois de Berlin à Paris -, dans Les Rendez-vous d’Anna (1978), tout aussi autobiographique, avec une Aurore Clément à la beauté lunaire comme alter ego. Elle incarne ainsi une jeune cinéaste qui après avoir présenté son dernier film dans la capitale allemande, repartira vers un chez-soi indéfini, inatteignable. En route, des figures croisées, sur un quai, entre deux wagons, au détour d’une promenade nocturne, qui tous déposent leurs récits à ses pieds. Là aussi, la rencontre ne peut être que fugace, malgré les mots échangés, tout de suite effacée par le défilement des rails, chacun repartant vers la nuit dépeuplée. Et pourtant, ces petits éclats de vie tristes frappent au cœur, d’un père célibataire désenchanté face à une Allemagne divisée à la mère d’Anna, retrouvée brièvement entre deux trains après des années d’absence, en passant par l’amant parisien, prisonnier d’un rêve capitaliste effréné et épuisant.


La solitude se fait encore plus sombre, irrévocable, dans La Folie Almayer (2011), où les êtres semblent voués à rester aveugles les uns aux autres, concentrés qu’ils sont sur leurs propres luttes, leurs propres souffrances, jusqu’à rendre impossible tout retour au monde. Car la folie n’est jamais loin. Chaleur, moiteur et détours du fleuve, dans lesquels le spectateur se trouve à son tour immergé. Dans un récit à la chronologie bouleversée, les images symboliques sont légion: l’eau tumultueuse sous l’orage, les cris et la chevelure incontrôlée de la mère, qui disparaîtra dans la nuit elle aussi, les paroles répétées qui se perdent dans l’absence de réponse. Tout dit le basculement lent de l’esprit, la rupture entre soi et les autres. D’ailleurs, il n’y a guère de différence entre le regard vide du père, obsédé par la recherche d’or et par le Continent quitté pour cette jungle intraitable, et celui de la fille, abandonnée dans un pensionnat, ni blanche ni noire, sans identité et sans désir. Sauf peut-être la détermination froide de choisir l’ailleurs et donc la vie.


Devant ces vies privées d’attache, la nécessité d’un lieu à soi se fait ressentir douloureusement. C’est rarement celui de la famille ou du foyer. News From Home dépeint, à travers les lettres répétitives et culpabilisantes de la mère, le côté étouffant d’un domicile familial où l’on ne peut échapper à la place qu’on nous impose. L’appartement enfin regagné, au bout de ce qui apparaît comme une très longue nuit, dans Les Rendez-vous d’Anna ne fait que rappeler l’isolement de la jeune femme, confrontée à son répondeur témoin de toutes les occasions de rencontres manquées, pour elle qui doit déjà bientôt repartir. Face à tant de distance entre soi et les autres, est-il encore possible de renouer un lien? C’est alors qu’il y a Toute une nuit (1982) et sa ronde de couples dans la chaleur d’un soir d’été. Certains s’enfuient, se séparent, d’autres se cherchent ou se trouvent sans s’y attendre, restent ensemble le temps de cette nuit qui, encore un instant, paraît éternelle. Racontées presque sans une parole, ces rencontres amoureuses montrent toute la beauté, la douceur et le déchirement de ce rapport à l’autre, certes fragile mais sans lequel tout ancrage est impossible.


Adèle Morerod


1 Yasmina Reza, Hammerklavier, Paris, Gallimard, 1997, p. 132.