Arrêt sur images requis. Visions du réel 2017
Le 01 juin 2017
Il est plus nécessaire que jamais, ce cinéma qui permet d’approcher les réalités des mondes d’aujourd’hui. Le pluriel s’impose, tant les situations sont singulières, la complexification grandissante et les défis à relever immenses. 179 courts, moyens et longs métrages ont, à l’occasion du Festival Visions du réel 2017, offert une immersion au cœur des présentes (in)humanités.
Ce sont tant de rencontres inédites et de régions approchées : la scientifique Aušra Revutaite qui depuis trente ans, vit seule dans les montagnes Tian Shan au Kazakhstan (Woman and the Glacier d’Audrius Stonys ; ou Anita, Rita, Ricardo et Andres, pâtissiers chiliens affectés du syndrome de Down, qui peinent à être véritablement considérés comme des adultes (The Grown-Ups de Maite Alberdi) ; ou encore les pêcheurs d’une petite crique colombienne (La Pesca de Pablo Alvarez Mesa et Fernando Lopez Escriva ; Sesterce d’or, sect. courts métrages) ; sans oublier, dans le Caucase, un chef de gare en attente patiente, version Désert des Tartares, d’un train qui ne viendra jamais (All that passes through a window that doesn’t open de Martin DiCicco) ; et tant d’autres visages et d’autres lieux rejoints.
L’être humain, sa manière de tisser des liens ou de les défaire, sa capacité d’amour et de haine, sa faculté à construire ou détruire, formaient la trame de tous les documentaires, souvent d’exception, présentés à Nyon. L’expression biblique « Il y a un temps pour… » résume bien les contrastes portés par bien des films proposés. Ainsi Vivre riche de Joël Akafou (Sesterce d’or, sect. moyens métrages) expose le « broutage », soit des arnaques sur internet mêlant femmes blanches en mal d’amour et jeunes adultes d’Abidjan. Solitude et (faux) amours s’y conjuguent pour mieux s’y perdre, non sans interroger les valeurs en jeu, familiales et religieuses (animistes et chrétiennes), d’une jeunesse mutante et déboussolée. L’immersion est ici totale, mais sans complaisance. Il en va de même avec Taste of Cement de Ziad Kalthoum, lauréat du Sesterce d’or (sect. longs métrages), film dans lequel le spectateur accompagne un grutier, réfugié syrien, dans sa journée de travail, alors qu’il participe à la construction d’un gratte-ciel à Beyrouth. En fin de journée, en compagnie de quelques autres ouvriers, il rejoint les sous-sols glauques dudit bâtiment. Ensemble, ils assistent, muets et sidérés, au pilonnage et à la destruction de leur propre pays peu avant de se coucher, guettés par les souvenirs terribles qui les habitent. Cadrages, sons et montages croisés font de ce film une œuvre dénuée de tout voyeurisme. Rien – ou si peu – ne protège ces hommes prisonniers de leur chantier qui construisent pour d’autres, alors qu’en eux tout est en ruines et que le goût du béton qui ronge les corps a remplacé celui de vivre. C’est au parcours d’un tout autre espace, soulevant également des questions de justice, qu’invite Yamina Zoutat dans son Retour au Palais (de Justice de Paris). Apparences somptueuses, portes ouvertes et robes de cérémonie s’exposent à l’opposé des tenues d’ouvriers et de détenus, des délabrements cachés, des cloisonnements et des fermetures : tout est en place pour que le rituel puisse s’effectuer. Mais il arrive que le rite soit retardé, comme le dévoile José Alvarez avec The Gaze of the Sea (Prix du Jury interreligieux) : cinq ans après une disparition de pêcheurs, un voyage en mer réveille et réunit les souvenirs pour enfin faire le deuil.
Dans tous ces films, des hommes et des femmes témoignent, partagent leur tréfonds avec une confiance qui surprend toujours le spectateur. Parfois, très rarement, la personne interrogée se voit rémunérée, à l’instar de Lech Kowalski à l’écoute des résidents d’Utica, dans son I Pay for Your Story. Mais est-ce respecter son interlocuteur que de lui acheter son récit de vie ? Cette question délicate a fait l’objet d’une table-ronde lors de cette édition qui offrit bien plus que le visionnement de documentaires. Noter par exemple qu’Alain Cavalier y a été consacré « Maître du réel », que Stéphane Breton et Gianfranco Rosi y ont donné des leçons de cinéma, que le documentaire sud-africain y était à l’honneur, c’est souligner la richesse de ce festival que Luciano Barisone, son directeur artistique, a rendu en sept ans indispensable, juste avant de le quitter. Sa fréquentation en constante augmentation (plus de 40'000 spectateurs) atteste qu’il a eu raison de s’en tenir aux critères qui lui sont chers, à commencer par le respect des personnes filmées et du spectateur, la profonde implication du cinéaste dans son travail et l’originalité des projets.
Dans un monde de plus en plus complexe, le partage de regards n’est pas un luxe, c’est une exigence. Ce n’est qu’en y répondant que le regard deviendra une véritable vision du réel. Autant dire que la fréquentation d’un tel festival devrait être requise pour toutes celles et ceux qui se targuent d’analyser et de comprendre l’humain. Comme pour mieux déjouer leurs certitudes et les ouvrir à l’altérité radicale.
serge molla