Festival cinémas d’Afrique, Lausanne

Le 07 septembre 2022

Pour retracer cette 16e édition du Festival cinémas d’Afrique, deux longs métrages et deux séries de courts, comme autant de doubles miroirs qui renvoient les échos d’un continent trop vaste pour se dire au singulier.


La diversité - de genres, de formats, de provenances des films - que revendique la plupart des festivals fait ici toute la réjouissante ambiguïté de cette manifestation, qui accorde des cinémas au pluriel à une Afrique singulière – ou est-ce l’inverse? Pourtant, un constat s’impose pour qui guette les génériques, constat qui rassemble les œuvres présentées, courts comme longs métrages, fictions et documentaires, animation et expérimental: la dépendance encore forte des productions africaines à l’égard de l’Occident. Une réalité qui ne se limite malheureusement pas à la technologie et aux financements du domaine cinématographique. Mais la créativité est là, la lutte, qu’elle se chante ou se fasse en silence, existe. Tour d’horizon.

Un réel aux couleurs du rêve


Dans Neptune Frost, long métrage étasunio-rwandais présenté à Cannes en 2021, on esquisse avec des couleurs vives et beaucoup d’ombres ce que pourrait être le cinéma de demain. Ou d’aujourd’hui devrait-on écrire, puisque le septième art a toujours un train de retard. Il manque perpétuellement le vrombissement du monde: quand le destin se joue dans la rue, le scénariste écrit sur les événements d’hier. Tandis que les pays du Sud sont encore maintenus dépendants du Nord à grand renfort de dettes et d’appropriation de matières premières, l’Occident se galvanise de films convenus sur la fin de l’esclavage. Neptune Frost, au contraire, affronte le présent. Son actualité et son urgence.


L’histoire volontairement décousue et elliptique suit un mineur de coltan, Matalusa, révolté par la mort de son frère tué au travail par un petit chef. En proie à de fréquentes hallucinations, Matalusa rencontrera un énigmatique personnage nommé Neptune. Intersexe et visionnaire, Neptune, incarnée par la captivante Cheryl Isheja, éveille les différentes luttes de notre époque avec une douceur prophétique. L’univers numérique et virtuel côtoie la poussière des mines. La «carte mère» est une femme visionnaire avec les deux pieds dans le sable, et «l’Innocent», malgré son charme, se révélera être transphobe. On croisera aussi «Psychology» et «Memory», une femme souriante et loquace, et on cherchera «l’algorithme de la justice» dans une petite fille noire; les jeux avec les mots, les noms, et les symboles visuels, sont les principaux indices du scénario pour orienter le public. C’est un film d’initiation sans professeur. Quitte à se perdre un peu en route, il s’agit de mettre à mal la logique binaire et raciste d’un récit conservateur, afin d’en combattre la domination. Le film s’y attelle à travers ses personnages et son image. Entre la végétation et les carcasses d’ordinateurs, les costumes sont baroques et colorés; entre tradition et futurisme, ils évoquent des sculptures plus que des habits. La photographie très soignée ajoute une atmosphère onirique de conte - qui quelquefois flirte avec le clip musical, pas toujours pour le mieux.


Le soulèvement se déploie aussi par le son. Le duo à la réalisation, Anisia Uzeyman, actrice et réalisatrice, et Saul Williams, musicien engagé, développe ce film autour de la musique. Omniprésents, les chants, presque tous en kinyarwanda et en kirundi (langues du Rwanda et du Burundi), tiennent des rôles de conteurs: ils guident, ils narrent, ils éclairent. La révolte passera par eux - les tristesses et les déceptions aussi. Cette volonté de mettre la musique au centre se remarque dès le casting: Cheryl Isheja (Neptune) est musicienne, Kaya Free (Matalusa) est un rappeur, et la paire tient les deux rôles principaux. Sera donc chantée l’émancipation d’un peuple, via sa lutte pour l’autonomie. On aurait toutefois tort de penser cette lutte comme uniquement rwandaise. L’Afrique tout entière s’y retrouvera, le coltan d’ici est le cuivre, le cobalt ou le pétrole d’ailleurs. Mais plus encore. Le rapport hiérarchique des classes a fort bien résonné même dans les murs de la salle Paderewski: lorsque Matalusa chante, face caméra, un «fuck google» défiant l’entreprise pilleuse, la salle suisse vibre à l’unisson. Elle peut ressentir un désemparement similaire face aux gigantesques multinationales de la Silicon Valley. On pille les matières premières d’un côté, on pille les données personnelles de l’autre, et dans les deux cas ce sont les dividendes qui engraissent. Prolétaires de tous les pays…


Face à cette «cyber-comédie musicale», pour reprendre les mots du programme, Plumes (Feathers), d’Omar El Zohairy, opte pour une forme aux antipodes - en apparence. Le cadre: les immeubles décrépits des banlieues pauvres de Haute-Egypte. La situation: une famille lutte pour tenir ses créanciers à distance, dominée par un père et mari autoritaire et dépensier. Le film semble s’élancer dans la voie du réalisme social exacerbé. C’est sans compter sur l’avertissement donné par la première image, qui émerge d’une longue obscurité, ponctuée seulement d’halètements, puis d’un grand cri. Au milieu de bâtiments d’usine, le corps embrasé d’un homme s’effondre dans le crépuscule. Au matin, il ne reste plus qu’une silhouette noircie. Il faudra attendre le dernier tiers du film pour voir se dessiner une potentielle explication. L’annonce, elle, reste claire: dans ce qui va suivre, tout peut se produire. Et ça ne va pas tarder: lors de l’anniversaire de son fils cadet, le père est transformé par un magicien trop (peu) adroit en poulet. La consternation muette des amis et surtout de son épouse fait rapidement place à des situations problématiques en cascade. Il faut trouver un désenvoûteur, tenter de rattraper le prestidigitateur coupable mais aussi continuer à nourrir les enfants, garder l’appartement et les meubles. S’opère alors une lente transformation, celle de cette femme (Demyana Nassar) qui jusque-là, habitait les bords du cadre, regard baissé.


Rien de spectaculaire pour autant. Le réalisateur tient sa forme: décors réels, cadrages souvent fixes, comédiens amateurs. Mais petit à petit, il instille de l’étrange, de l’extraordinaire à chacun de ces éléments. Les plans se concentrent sur des détails, laissant hors-champ les visages pour mieux capter des bribes de corps, des gestes quotidiens qui à force de répétition deviennent des incantations. Les lieux cachent des présences inattendues - bestiaire quasi biblique ou objets d’une société de consommation dont il ne reste que les déchets. D’ailleurs, même les émissions émises par le vieux poste de télévision, qui habille un coin de la pièce à vivre, prennent des allures d’hallucination ou de prophétie. Toutefois, c’est surtout autour de la figure féminine que la magie se déploie. Elle, qui ne prononcera pas plus d’une dizaine de phrases au cours du récit, se transforme imperceptiblement en combattante, prête à tout pour faire survivre sa famille. Patrons malhonnêtes, collecteurs de loyer impitoyables, médecins impuissants, ce monde d’hommes ne l’empêchera pas d’aller jusqu’au bout.


Ni la presse égyptienne ni les dignitaires n’ont été dupes de ce conte cauchemardesque aux allures de réalité. Omar El Zohairy a été accusé de nuire à l’image d’un pays en plein développement, qui assure des conditions de vie décentes à sa population.


Portraits croisés


Les courts métrages visionnés, issus de deux sélections au sein du programme général, semblent à leur tour renvoyer dos à dos les hommes et les femmes. Le constat est lourd du côté de ces dernières. Dans Awa (Deborah Basa Kabambi, RDC, 2020), malgré la détermination d’une mère qui tente de gagner au marché de quoi payer les frais de scolarité de sa fille, la précarité et l’inertie de tout un pays sont trop lourdes à renverser par la seule force des femmes. Les paroles «le peuple d’abord», tirées d’un discours officiel et transformées en ritournelle par la petite fille prennent dès lors un sens amer. Il ne reste alors parfois que la fuite, comme pour Maryam, dans What We Don’t Know About Maryam (Morad Mostafa, Egypte, 2021), lorsqu’une visite médicale révèle des secrets enfouis et la violence insoupçonnée d’un mari. Le récit en dévoile juste trop peu pour que l’on puisse vraiment saisir l’ampleur des enjeux auxquels fait face cette femme, et donc la portée de sa décision finale. La métaphore visuelle fonctionne à l’inverse parfaitement dans Akplokplobito (Ingrid Agbo, France/Togo, 2021). Présentée avec les couleurs vives du dessin animé, la systématisation des violences sexuelles, symbolisées par des bouches devenues taches noires muettes, se voit opposer l’union entre les générations et la libération des paroles, comme une pluie qui efface peu à peu les cicatrices. Le triste constat est élargi à certaines minorités avec $ 75,000 (Moïse Togo, Mali/France, 2020), film d’animation 3D coup de poing sur les crimes commis contre les albinos, qui soulève le cœur mais n’offre malheureusement pas de prises pour ouvrir la réflexion et la discussion. Par contre, sa bande-son, tout en bruits discrets mais implacables et voix qui témoignent, est magistralement orchestrée. Seul Fish Bowl (Ngabo Wa Ganza, Rwanda, 2020) évoque les rapports homme-femme comme porteurs d’espoir. Alors qu’Emmanuel (Ganza Moise) fait face à la mort de sa mère et aux conseils oppressants des proches, son amie d’enfance (Uwamahoro Mucyo Rebecca) lui ouvre des perspectives lumineuses grâce à un baiser inattendu. Presque trop court, le film substitue néanmoins aux chants funèbres la douceur d’une chanson populaire, partagée par les deux jeunes et tournée vers l’avenir.

Vou mudar a cozinha (Ondjaki Ndalu, Angola, 2021) et Le Chant d’Ahmed (Mansour Foued, France, 2019) gravitent autour de deux personnages solitaires et deux lieux: une cuisine dans le poème visuel d'Ondjaki Ndalu, un établissement de bains proche de la fermeture pour Ahmed, qui en est en quelque sorte l’âme depuis plus de vingt ans. Solitudes partagées ou troublées, puisque des souvenirs (ou des fantômes) accompagnent le soliloque du personnage féminin de Vou mudar a cozinha. Comme une longue lettre adressée - est-ce à son mari? à nous? - ses mots font exister le décor capté magnifiquement en noir et blanc, l’animant de gestes et pensées quotidiennes, derrière lesquelles point une angoisse sourde. Quels événements sont venus interrompre la vie de cette femme, faisant de sa cuisine un lieu de refuge, soudain prison lorsque le passé affleure, et qu’elle cherche à «mudar», changer? La voix, le texte soigneusement écrit, vibrent et nous entraînent dans une course contre les meurtrissures secrètes de la guerre, qui vient déchirer les vies dans leurs recoins les plus intimes. Pour Ahmed, la solitude se vit en coulisses, dans l’immeuble où il rentre chaque soir et dans lequel errent d’autres exilés, venus comme lui en France pour envoyer de l’argent aux familles restées sur place. Il partage en cela le même destin que les êtres qui fréquentent les bains, ceux qui n’ont pas de quoi se laver chez eux, des habitués côtoyés depuis des années mais qui échappent à la rencontre. Il faudra l’arrivée d’un jeune adolescent avide de grand large pour que se réouvrent des possibles. Et comme pour la femme de Vou mudar a cozinha, comme pour le duo de Neptune Frost, comme pour les filles d’Akplokplobito, c’est par la voix - ici le rap improvisé de son jeune collègue - que s’annonce le changement, que se (re)construit l’avenir.


Adèle Morerod et Christophe Pithon