Festival Black Movie Genève 2024: une édition anniversaire

Le 08 février 2024

Dans le cadre du 25e anniversaire du festival, la programmation de leur dernière édition fut riche et à la hauteur de leur célébration: 105 films de 44 pays répartis en dix sections thématiques. Une fut spécialement à l’honneur cette année, celle «Arrêt sur images taïwanaises», consacrée aux films du réalisateur Tsai Ming-liang. D’autres, comme «Cinéma, ton univers impitoyable», mise en abyme de l’industrie cinématographique, et «Résiste!», petite sélection de récits de luttes de divers horizons, ont présenté des œuvres notables, telles que, Au cimetière de la pellicule de Thierno Souleymane Diallo (Mention spéciale du Prix des Jeunes) et Critical Zone d'Ali Ahmadzadeh.

Ciné-Feuilles s’est focalisé sur trois sections en particulier. Tout d’abord, la catégorie «Prendre racine» qui se concentre sur les populations autochtones du Mexique, Brésil et Argentine, avec Eureka de Lisandro Alonso et The Buriti Flower de Renée Nader Messora et João Salaviza. Ensuite, «Membres fantômes» qui traite de la question des morts qui nous hantent, avec La Mère de tous les mensonges d'Asmae El Moudir (Prix de la Critique) et Under The Hanging Tree de Perivi Katjavivi. Enfin, «Le Petit Black Movie pour adultes» avec des courts métrages tels que, Bold Eagle de Whammy Alcazaren, 27 de Flóra Anna Buda ou Ur Heinous Habit d'Eugene Kolb, pour ne citer qu’eux.


Eureka de Lisandro Alonso

Argentine/France/Allemagne/Portugal/Mexique, 2023

Neuf ans après Jauja, Lisandro Alonso revient avec le très attendu Eureka. Son dernier long métrage s’articule autour d’une réflexion sur la représentation des communautés amérindiennes. Le cinéaste argentin déploie, comme à l’accoutumée, une narration énigmatique et peu conventionnelle, construite en trois parties distinctes. La première en noir et blanc, avec Viggo Mortensen et Chiara Mastroianni, est d’ores et déjà emblématique, tant elle dégage une atmosphère à la fois absurde et dramatique. Du Far West mexicain donc, à la Réserve indienne de Pine Ridge du Dakota du Sud ou dans la forêt amazonienne, le film examine la figure de l’Indien d’Amérique à travers différentes périodes historiques. Traversant ainsi des espaces séparés, ces divisions narratives convoquent l’ellipse temporelle (dont une coupe très David Lynch dans le premier quart du film) afin de trouver des résonances transnationales entre diverses communautés autochtones. Que ce soit le western dans des décors qui rappellent le cinéma de Sam Peckinpah; la fiction avec une esthétique à la Fargo des frères Coen; ou le mythe précolonialiste digne d’un Œdipe roi de Pier Paulo Pasolini, l’hétérogénéité des genres reflète les questionnements multiculturels et politiques d’Alonso. D’une langueur poétique souvent silencieuse, Eureka peut par moments sembler impénétrable, mais possède un remarquable caractère mystique et documentariste.


The Buriti Flower de João Salaviza et Renée Nader Messora

Brésil/Portugal, 2023

Primé par le Prix d’Ensemble 2023 à Cannes, dans la catégorie Un certain regard, La Fleur de buriti est une ethno-fiction qui retrace 80 ans d’histoire de la tribu des Krahô. Après Le Chant de la forêt (2018), le couple de cinéastes portugais-brésilien propose une nouvelle immersion dans cette communauté autochtone, et donne à voir leur relation immuable à la nature et leur lutte incessante pour la survie. Salaviza et Nader Messora reprennent donc leur recherche, en effectuant cette fois une étude plus étendue sur les conflits générationnels au sein de la tribu. Entre tradition pérenne et activisme, un double mouvement s’effectue, à la fois intérieur et extérieur de cette minorité, démontrant les problématiques culturelles et environnementales en cours. Bien que la technologie soit présente dans le film, elle va à rebours de la représentation stéréotypée de «l’indigène nu» vivant dans un passé archaïque. Au contraire, elle prouve, avec les drones par exemple, que les Krahô en font usage pour mieux défendre leur territoire. À l’instar de Jean Rouch, les réalisateurs privilégient le format substandard du 16 mm qui restitue plus fidèlement «le monde sensible» de cette tribu. Le film, qui oscille entre réalisme et onirisme, souligne également l’importance des sons, essentiels à la vie des Krahô. Le soin apporté au paysage sonore contribue de ce fait à la dimension animiste de leur histoire ancestrale. Un film très engagé.


Under The Hanging Tree de Perivi Katjavivi

Namibie, 2023

Le troisième long métrage du cinéaste namibien-britannique a tout d’une investigation criminelle. Mais Under The Hanging Tree s’avère plutôt être le récit commémoratif d’un fait historique bien réel de la Namibie. Celui du massacre des peuples Herero et Nama perpétré par une faction de l’armée allemande du Deuxième Reich, entre 1904 et 1908. Considéré comme le premier génocide du 20e siècle, leurs descendants, qui représentent un très faible pourcentage de la population namibienne actuelle, peinent à maintenir le souvenir de leur histoire tragique. Ainsi, Christina, jeune policière Herero distancée de sa culture d’origine, doit enquêter sur un meurtre dans un domaine appartenant à une famille des premiers colons allemands. Trouvant la victime pendue à un arbre, elle découvre peu à peu que de nombreux Hereros ont également été pendus de cette manière. En faisant revivre le traumatisme de cette communauté à travers cette femme, nous découvrons des images d’archives qui dévoilent un passé douloureux mais peu discuté, et dont les fantômes des massacrés hantent toujours les champs d’herbes brûlés par le soleil. Ponctué de dictons otjhereros, le film est structuré par de longs plans minimalistes et majoritairement fixes. Perivi Katjavivi semble vouloir démontrer le silence mémoriel qui entoure ces événements poignants, en représentant les humains dans des magnifiques paysages qui semblent infinis, des «no man’s lands» ahistoriques. Une œuvre politique contre l’oubli.

Kim Figuerola


La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir

Maroc/Arabie saoudite/Qatar/Égypte, 2023

Beau palmarès pour le deuxième long métrage de la jeune réalisatrice Asmae El Moudir: plus d’une vingtaine de sélections dans les festivals pour la cuvée 2023; deux prix à Cannes, dont l’Œil d’or du documentaire et le Prix de la Mise en scène dans la catégorie Un certain regard. Mis à l’honneur par le Black Movie en janvier dernier qui lui a décerné le Prix de la Critique, ce véritable film puzzle explore l’architecture si particulière de la mémoire commune via la transmission.

     Comment interroger la véracité mémorielle sans la juger? Dans La Mère de tous les mensonges on aborde la question sous différents angles: via le témoignage, la représentation et enfin, par la confrontation. L’usage de la parole est central dans ce documentaire débridé, puisqu’on cherche avant tout à matérialiser la multiplicité des points de vue face à l’Histoire et face à l’histoire familiale. Ainsi, en ouverture, Asmae El Moudir confronte ses souvenirs dans un décor fait de chiffon et carton-pâte, pour purger l’incompréhension et dénouer les tensions passées sous silence. Pour ce faire, deux réalités cohabitent tout au long de ce film. Celle des rues de Casablanca au Maroc, de l’appartement familial enclavé dans un quartier populaire, et celle de sa représentation en miniature, à l’échelle d’un quartier de poupée. Son père, cinéaste, est le maçon de cette ville-maquette en papier mâché, où la famille y est présente en modèle réduit; au même titre que leurs voisins de palier et autre figure qui crée un passage entre ces deux mondes. Petite, se rappelle-t-elle en voix off, aucune photographie n’était autorisée dans l’enceinte de la maison, à part celle du roi. Une seule existait la représentant. Seulement elle n’est pas certaine de se reconnaître, et sa grand-mère, autoritaire et peu commode, y veillait scrupuleusement. Régissant la morale du foyer d’une main de fer, entre manipulation, silence, oppression et pouvoir, la grand-mère incarne ce vecteur de transmission qu’on remet inévitablement en doute de fait de sa dimension à la fois fabulatrice et protectrice. La parole se libère entre les membres de la famille, invités à interagir avec leur version réduite pour ensuite élargir le propos au contexte historique. Que s’est-il passé dans cette même rue quarante ans plus tôt, lors des émeutes de 1981? Faute d’image pour cause de propagande, les souvenirs se rejouent douloureusement à travers les gestes et figurines. Tour à tour, les mots s’enchaînent pour construire une nouvelle mémoire qui aura eu le temps de panser ses plaies et de renouer avec la paix.

Émilie Fradella


Le Petit Black Movie pour adultes


Programme résolument décadent, lancé lors de l’édition de 2014 du festival, «Le Petit Black Movie pour adultes»  rassemble les courts métrages d’animation mis de côté par le Jury. Motif? Leur sujet quelque peu subversif, voire clairement tendancieux, les rends impropres à la consommation par la population mineure. Deux sections différentes donc, «Le Petit Black Movie» rassemblant des films d’animation pour enfants, à ne pas confondre avec «Le Petit Black Movie pour adultes» au contenu flamboyant, créé pour lutter contre le gaspillage intellectuel. Oui, le très court métrage d’animation allant maximum de 1 à 14 minutes (pour ce volet) est un genre à part entière, eh oui! son détournement à de fins purgatoires fut célébré pendant le fameux festival de films indépendants genevois. Décryptage d’un «Guide indispensable pour enfin atteindre la maturité!»

     Diffusé en soirée lors de 3 séances les 19, 22 et 27 janvier derniers, l’édition 2024 composée de 9 très courts métrages célèbre la puissance étoffée d’un style peu conventionnel, restant cependant accessible à une grande majorité de spectateurs, pourvu qu’ils soient avertis. Trois séances d’1 h 20, assez plébiscitées par le public, en témoigne la file d’attente ainsi que les salles combles des cinémas du Grütli pour ce début d’année. Spoiler Alert: le public a beaucoup ri.


Ur Heinous Habit d’Eugene Kolb

USA/Ukraine, 2023, 14'

Ur Heinous Habit est un documentaire d’animation ukraino-américain impulsé par le phénomène de Sextorsion. Le réalisateur s’est penché sur cette pratique assez répandue du «phishing», qui se traduit par du chantage sur internet. Se présentant sous forme de mails (spams) prétendant vous avoir enregistré via votre webcam en train de vous masturber, les auteurs de ces mails peu scrupuleux vous menacent de diffuser cette vidéo compromettante si vous ne payez pas une coquette somme. Les conséquences n’existent pas, bien entendu, et la menace ne sera jamais mise à exécution. On vous a fait marcher! Mais pourquoi le stress lié à la lecture d’un tel mail nous fait-il vaciller? Pourquoi sommes-nous toujours autant emprisonnés par le tabou de la masturbation? C’est ce qu’Eugene Kolb, le réalisateur, a tenté d’explorer en lançant un appel à témoignage sur les réseaux sociaux. Par souci d’anonymat, les participants se muent en personnages de bande dessinée pour permettre à leur parole de mieux se libérer. Un résultat étonnamment instructif, attestant du pouvoir de l’animation à alléger le poids du non-dit.


Sorry I Am Late, I Was Masturbating d'Alena Shevchenko

Allemagne/Russie, 2022, 6'

Court métrage en prise de vue réelle porté sur la masturbation féminine, Sorry I Am Late, I Was Masturbating traite de la quête du plaisir féminin dans sa forme la plus expéditive. Sur fond de tons acidulés et de pop culture, le film reste sympathique et se regarde avec le sourire.


Bold Eagle de Whammy Alcazaren

Philippines/Singapour, 2022, 16'

Film phare du programme pour son contenu extrêmement suggestif, Bold Eagle du réalisateur Whammy Alcazaren traite d’un producteur de contenu pornographique, Bold, essayant de gérer ses problèmes affectifs et son ennui en prenant du LSD par les fesses. Ponctuellement, son chat, Eagle, tourne en rond dans le cadre, seule présence venant couper l’ambiance voyeuriste de ce court métrage résolument non conventionnel. Entièrement shooté à l’iPhone 13 Pro Max, Bold Eagle est une expérience traumatique qui n’a visiblement pas d’interdit; si ce n’est celui de montrer le vrai visage du personnage principal, noyé dans les Sexcam et les bras d’hommes en recherche de sensations fortes. Sélectionné au Festival de Sundance en 2024, on souhaite beaucoup de succès à ce chef-d’œuvre inclassable.


Don’t Fear the Finger de Francisco Colombatti

Argentine, 2022, 2'

Une publicité pour le dépistage du cancer de la prostate avec des marionnettes à doigts, présentant une approche humoristique, voire ludique de la question. Produite pour la ligue argentine de lutte contre le cancer, à voir et à revoir sans modération sur Vimeo.


Wander to Wonder de Nina Gantz

Pays-Bas/France/Belgique/Royaume-Uni, 2023, 14'

Wander To Wonder est un court métrage d’animation en stop motion mettant en scène un trio d’acteurs miniature, Mary, Billybud et Fumbleton, jouant dans une série télévisée éducative pour enfants. Après la mort du présentateur, les trois acteurs continuent d’enregistrer des émissions sur VHS sans queue ni tête pour éviter de faire le deuil d’une vie passée. Un court métrage d’une rare intensité esthétique, à l’écriture juste et déprimée, apportant toute sa force d’amplification au médium cinématographique sans déborder vers le pathétique. Coproduction européenne majoritairement néerlandaise, Wander To Wonder a été présenté au Festival de Venise en 2023, compétition «Orizzonti».


Crosswalk de Daria Volchok

Russie, 2023, 2'

Qui n’a jamais pensé que les pictogrammes au feu rouge pouvaient être de vrais personnages? Sûrement pas Daria Volchok qui signe ce charmant très court métrage de 2 minutes, dépeignant un adulte se transformant en modèle réduit pour rentrer dans un feu et jouer la signalisation. Exquis!


The Lovers de Carolina Sandvik

Suède, 2023, 13'

Deux amants se décomposent à l’instar de leur relation superficielle, pour finir dépecés et vivre à l’état de squelettes. Une proposition touchante de la réalisatrice Carolina Sandvik, ayant écrit, réalisé et animé cet intense court métrage muet, fait de cire et d’apparats. Ce film est éligible pour la compétition du court métrage européen lors de l’édition 2024 du Festival de Locarno.


Tongue de Kaho Yoshida

Japon/Canada, 2022, 2'

Dans une dimension parallèle, les langues peuvent se détacher de leur propriétaire. C’est ce que teste une jeune femme rêveuse, dans ce court métrage d’animation éclair signé Kaho Yoshisa, préférant voler les langues de ses prétendants plutôt que de les entendre parler. Une idée fantastique et sans plastique, beaucoup plus efficace qu’une collection de sextoys inutiles.


27 de Flóra Anna Buda

Hongrie/France, 2023, 11'

Alice est une jeune fille de 27 ans, vivant un peu trop dans ses rêves. Fantasmes et illusions lui font perdre pied, avec une réalité plutôt morose et vivant toujours chez ses parents. Son quotidien manque cruellement de piquant. Pour s’évader le jour de son anniversaire, un ami l’emmène danser sur le toit d’une usine, mais par excès de drogue et d’alcool, elle finira par avoir un accident sur le chemin du retour. Cette expérience la fera-t-elle sortir de ses fantasmes? De facture candide, cette jolie production s’aligne sur l’énergie un peu molle de la post-adolescence retardée par l’inflation économique. À prendre avec la fleur au fusil.

Émilie Fradella