Entretien: Lisa Gerig

Le 10 avril 2024

Dans le local feutré à l’étage du Cinéma CityClub de Pully, je rencontre la réalisatrice et un des protagonistes du film L’Audition qui, à mon micro, ont pu partager leur expérience humaine dans le processus de réalisation du film, mais également leur vision de l’asile, un domaine continuellement commenté politiquement et médiatiquement.


D’où t’est venue l’idée de réaliser un film sur cette thématique?

J’ai débuté dans le domaine de l’asile en tant que bénévole pour une association qui délivrait des cours d’allemand. J’avais fait des visites dans les prisons de renvoi, ce qui m’a permis de rencontrer beaucoup de requérants et de requérantes d’asile, ainsi que d’écouter leur histoire. Ils et elles m’ont souvent raconté le défi qu’avait été cette audition. J’avais donc compris que l’audition était au cœur du processus, et je voulais réaliser un film sous cet angle. Pendant un an et demi, j’ai parlé avec des spécialistes en migration ou encore des psychologues du trauma. C’était important pour moi d’être précise avec un sujet aussi complexe. J’ai ensuite commencé à discuter avec deux des protagonistes. Et c’est devenu de plus en plus concret.


Pourquoi une audition est-elle centrale dans la procédure d’asile?

C’est le cœur de tout un processus, où on doit raconter ses motifs de fuite. Et après, l’autorité juge si ce sont des motifs valables pour rester, et s’ils sont crédibles ou non. Et si ce n’est pas crédible, la personne ne continue pas de raconter. C’est à ce moment, le PV à la fin de l’audition, qui va décider sur le cas de cette personne.

     

Comment es-tu entrée en contact avec le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) et son personnel?

J’ai débuté le film en entrant en premier lieu en contact avec les requérants et requérantes. Je n’ai pas demandé directement à la communication officielle du SEM. Ensuite, le SEM a eu vent de mon projet et du fait que je discutais avec certains de leurs employés. J’ai reçu un mail qui me demandait qui j’étais, ce que je faisais. Et ils ont agendé un entretien officiel. Je suis arrivée avec plein de questions. À partir de ce moment-là, ils étaient toujours en copie des mails lorsque je contactais certaines personnes, mais il ne s’agissait pas d’une collaboration! Ils ont simplement donné leur accord. S’il y avait des chargés ou chargées d’audition qui voulaient y participer, c’était à leur bon vouloir. Cependant, par exemple, si Christina donnait son avis durant le tournage, elle devait souligner qu’il s’agissait de son point de vue. Donc ce n’était pas à eux de décider si je le faisais ou non. Même s’ils avaient critiqué le résultat, je n’allais pas changer le film pour eux. Je reste toujours indépendante. Je tiens à appuyer, cependant, que ce n’est pas un film militant, mais un film qui est une base d’informations pour permettre un débat éclairé.

     

As-tu pu montrer le film aux employés et employées du SEM?

Oui! Pour moi, c’était étonnant que le SEM ait organisé différentes soirées pour montrer le film à leurs employé·e·s. Une projection a été organisée avec des personnalités connues du milieu, en particulier le conseiller fédéral Beat Jans (ndlr: conseiller fédéral PS en charge du Département fédéral de justice et police). J’étais nerveuse ce soir-là. Les retours furent bons, mais je pense que ceci est dû au fait que ça attire les gens qui sont prêts à se faire critiquer. Ceci rejoint les quatre représentants et représentantes du SEM dans le film, qui sont prêt·e·s à être critiqué·e·s. 

     

Les personnes qui rejouent leur propre rôle dans le film racontent leur propre histoire. Il y a donc un risque de se replonger dans le traumatisme causé par un parcours difficile. Comment est-ce que vous avez géré cette donnée, en particulier du fait qu’elles doivent reproduire le moment de l’audition qui semble être très stressant?

Il y a beaucoup de manières différentes de gérer un traumatisme. Soit les personnes évitent d’en parler, soit il y a des gens qui veulent en parler. J’étais consciente de ce risque. On voulait éviter de refaire ce qu’on voulait critiquer. Le choix des protagonistes fut donc un point central. Ce sont des gens qui veulent parler de leur histoire, ils écrivent des poèmes, des livres, font du théâtre. Je savais que c’étaient des personnes qui pourraient gérer leur histoire, car ils et elles se les réapproprient. En m’informant auprès des psychologues en traumatologie, nous avons donc défini un cadre, pour que ce soit eux qui aient le contrôle, qu’ils et elles se sentent en sécurité et en confiance.

     

On apprend que les quatre personnes n’ont pas été reconnues comme réfugiées. Quelle est leur situation aujourd’hui?

Une des protagonistes a obtenu le permis B ensuite, un autre le permis F. Pascal va faire une demande pour être considéré comme un cas de rigueur. Il doit, donc, prouver son intégration en Suisse. Il a collecté des lettres pour prouver ceci, et le Tribunal administratif fédéral (TAF) a dit non, ce qui est incroyable. On va continuer à le soutenir. Smiley attend depuis cinq ans la réponse du recours rédigé et envoyé au TAF.

     

Pourquoi est-ce important d’inverser les positions des protagonistes dans le film?

Le but pour moi, c’était de montrer la dynamique de pouvoir dans la pièce. Même si le procédé est assez simple, avec le changement de place, cela démontre à quel point une personne peut s’habituer à posséder le pouvoir. Changer de place, permet également de saisir l’effet asymétrique de celui-ci pour la personne qui le possédait. Pour les gens qui travaillent pour le SEM, c’était un effet assez impressionnant d’après eux. Ils ont trouvé l’exercice très difficile. Ils ont senti que la personne qui pose des questions a un pouvoir et qu’eux, ils ont ça dans le quotidien. On sent que le fait d’être interviewé est désagréable, et qu’on peut oublier des éléments qui paraissent essentiels.

Montrer le film en Suisse permet, d’un côté, au spectateur ou à la spectatrice helvète de s’identifier et de renforcer l’empathie, mais également de questionner leur représentation du système. En Suisse, le peuple croit qu’on a un système fonctionnel et qu’il n’y a pas besoin de regarder comment ça fonctionne. Ce film montre que c’est une conception à interroger, que les personnes migrantes sont des humains. Elles ne sont pas juste dans une pièce tout en ayant une simple conversation. En réalité, il peut y avoir plein d’erreurs dans cette situation: des mauvaises traductions, des malentendus, des différences dues à un niveau de formation ou un habitus social différencié. Et avoir des juristes aujourd’hui ne suffit pas pour pallier ces problèmes, contrairement à ce que pourrait dire l’UDC. J’ai donc beaucoup aimé pouvoir documenter cet effet, le fait qu’on ne peut pas être totalement sûr de notre système, et qu’il faut bien le scruter.

     

Un des lieux principaux du film est le bâtiment: grand, avec de longs couloirs, peu de lumière et sobre dans sa décoration. Quelle a été la volonté initiale du choix de ne tourner qu’en intérieur?

Pour moi, c’était clair depuis le début que je voulais faire un huis clos. Je voulais rester dans ce bâtiment et me concentrer sur ce sujet, sur ce système, et de ne pas se perdre dans le flou «ce sont aussi des vies qui deviennent plus humaines», en filmant à l’extérieur par exemple. J’ai l’impression que c’est important que ça reste brut d’une certaine manière. Ce sont des humains qui doivent entrer dans ce système, qui ne peuvent plus en sortir. Et le bâtiment représente ça, en se transformant en protagoniste. C’est simple, mais ça représente le système. Je voulais qu’on reste toujours derrière les fenêtres, pour ressentir la tension et l’angoisse.

     

Est-ce que tu veux rajouter quelque chose?

Il ne faut jamais oublier que ce sont des humains derrière les chiffres et les nombreux débats autour de la migration.



PETIT ENTRETIEN AVEC PASCAL, REQUÉRANT D'ASILE

Comment avez-vous vécu le fait de raconter une nouvelle fois votre histoire devant la caméra?

Humainement, c’était très difficile. Je pense que Lisa et l’équipe ont effectué des recherches pour choisir l’approche à adopter. C’était important qu’on ait un travail préalable avant le tournage avec Lisa pour savoir si on était capable de parler de nos souffrances devant la caméra. Ce soutien psychologique que l’équipe nous a apporté avant, pendant et après le tournage fut nécessaire. On a eu la possibilité d’arrêter le tournage, de demander des pauses. Avoir ce contrôle, cela change le rapport de pouvoir, c’est nous qui le détenions et non l’équipe de tournage. C’était donc un film difficile, mais l’espoir de changer la perception de l’audition ou du peuple sur les personnes migrantes, voire sur le système administratif, est puissant. Le film est une opportunité de pouvoir parler et donner une voix qui contrebalance, celle des politiques qui veulent présenter les personnes migrantes comme criminelles, comme une tache noire dans la société, comme des gens qui dérangent. Nous sommes des humains avant tout, nous avons besoin d’aide et c’est ce que nous voulons que les gens retiennent.


Qu’est-ce que vous voudriez demander comme changement aujourd’hui de la procédure d’asile?

Alors, avant tout, je voudrais dire que l’audition est nécessaire. C’est une occasion de s’exprimer sur ses motivations pour demander une protection. Mais je pense que, pour moi, l’aspect psychologique est très important. Il ne commence pas au moment de l’audition, mais lorsque le requérant ou la requérante d’asile entre en Suisse. Il est important de déterminer celles et ceux qui sont traumatisé·e·s, à quel degré et de pouvoir assurer un suivi avant l’audition, pendant l’audition et après l’audition.


Propos recueillis par Julien Norberg