En attendant la suite…

Le 26 mars 2020

Alors que les salles de cinéma sont provisoirement fermées, on peut se consoler avec quelques DVD. Une consolation parfaitement possible. En effet, certaines firmes ou maisons de production semblent mettre un point d’honneur à sortir en DVD des films anciens, rares ou complètement oubliés, impossibles à voir en salles et qui ne passent jamais à la télévision. Depuis quelques mois, cette tendance semble s’accélérer. Parmi ces œuvres enfouies tout au fond de la mémoire du cinéma et qui sont aujourd’hui disponibles sur les rayons de nos magasins, il est difficile de faire un choix. En voici cinq parmi d’autres, des films que vous aurez peut-être plaisir à visionner chez vous.

Commençons par Le Rideau rouge (ou Ce soir on joue Macbeth), un surprenant et formidable mélange entre théâtre et cinéma. D’abord derrière la caméra, puisqu’il fut écrit par l’auteur Jean Anouilh et réalisé par André Barsacq, directeur, metteur en scène, scénographe et l’un des principaux collaborateurs de Louis Jouvet. Le film, datant de 1952, fut tourné sur la scène et dans les coulisses du théâtre de l’Atelier à Montmartre, où planait encore l’ombre de Charles Dullin. Et l’action se déroule en parallèle de la représentation du Macbeth de Shakespeare. Avant le spectacle, les deux acteurs principaux de la pièce se font humilier une fois de trop par leur metteur en scène, un personnage odieux et manipulateur qui les tient sous sa coupe, et ils le tuent. Ils sont ensuite obligés de monter sur scène et de jouer Macbeth. Arrivés sur les lieux, les policiers, qui ne connaissent rien au théâtre, s’intéressent davantage à suivre le spectacle depuis les coulisses qu’à mener leur enquête. Mais c’est en écoutant le texte et en observant la représentation qu’ils résoudront l’énigme! Le Rideau rouge est un film étonnant qui bénéficie de deux atouts majeurs: les magnifiques Michel Simon et Pierre Brasseur, aussi démesurés l’un que l’autre autant dans leur métier que dans leur vie personnelle, qui rivalisent ici de présence et de folie. On y trouve également une multitude d’excellents seconds rôles du cinéma français, dont les noms ne disent peut-être plus grand-chose aujourd’hui, mais qui sont brillants de drôlerie et de finesse: Noël Roquevert, Olivier Hussenot ou Jean Brochard. Les dialogues pétillants, passant d’Anouilh à Shakespeare et retour, sont souvent irrésistibles. (L’inspecteur:) - C’est quoi la pièce? (Le machiniste:) - Macbeth. (L’inspecteur:) - C’est marrant? (Le machiniste:) - Comme ça!

     A côté sur le rayon, nous trouverons Retour à la vie, un film à sketches datant de 1949. Cinq histoires racontent le retour au pays de prisonniers de guerre et de déportés. Parmi les cinéastes aux commandes des différents sketches, deux sont toujours connus (André Cayatte et Henri-Georges Clouzot), et deux sont oubliés (Georges Lampin et Jean Dréville). Les histoires sont inégales, comme souvent dans ces films constitués de courts métrages que le cinéma français proposait régulièrement à l’époque. L’une des cinq est sans intérêt, une autre n’est guère aboutie. Mais il y en a tout de même trois qui sont formidables: celles d'une famille sans scrupules essayant de voler l’argent de la vieille tante riche qui vient de rentrer de Dachau avant qu’elle ne meure, d'un homme qui reconnaît un membre de la Gestapo dans la médiocre pension de famille où il vit, et un d'autre qui, rentrant dans son village, subit la haine de ses voisins parce qu’il a épousé une jeune et innocente Allemande. Et quels acteurs! La crème du cinéma de l’époque: Louis Jouvet, Bernard Blier, François Périer, Paul Frankeur, Serge Reggiani, Jane Marken, Héléna Manson... n’en jetez plus! Les sketches les plus réussis, réalisés quatre ans après la fin de la guerre, reflètent les multiples états d’esprit de l’époque, les espoirs en l’avenir, les mesquineries, les bassesses et les héroïsmes.

Nous continuons de chiner et tombons sur l’excellent Symphonie pour un massacre (1963), de Jacques Deray. Un titre curieux sans guère de rapport avec le récit, mais qui fut choisi pour surfer sur le succès de Mélodie en sous-sol d’Henri Verneuil. Il s’agit du troisième film réalisé par Deray, qui offrira plus tard au cinéma français de nombreux titres mythiques tels que Borsalino, La Piscine, Un papillon sur l’épaule ou Le Gang, avant de malheureusement sombrer dans la médiocrité à partir des années 80. Encore peu connu à l’époque, il travaille sur l’adaptation d’un roman policier et bénéficie, pour le scénario et les dialogues, de l’apport de José Giovanni et de Claude Sautet. Une histoire très habile, réglée comme une horloge, mêlant à merveille suspense et humour noir. Des gangsters précieux, installés et bourgeois qui seront trahis par l’un des leurs, ce qui déclenchera une réaction en chaîne. On jubile beaucoup tout en savourant le tricotage policier implacable du récit qui, de plus, offre à Jean Rochefort son premier grand rôle à l’écran, qui plus est dans un emploi de fourbe, lui qui ne jouait à l’époque que des personnages secondaires et sympathiques. Autour de lui, deux débutants, Michel Auclair et Michèle Mercier (juste avant qu’elle ne se ridiculise à tout jamais avec la série des Angélique), ainsi que deux vétérans du cinéma, Charles Vanel et Claude Dauphin. Et une musique obsédante signée Michel Magne. Symphonie pour un massacre est un bijou à revoir, très différent de ce que produisait le cinéma français à l’époque dans le genre policier: des films très sombres à la Clouzot ou parodiques à la Lautner. Jacques Deray signe une mise en scène tranchante, millimétrée, qui rend justice à un excellent scénario et à une formidable interprétation.

Côté cinéma américain, on tombera sur un autre film totalement oublié aujourd’hui. Il s’agit de La Neige en deuil (The Mountain), adaptation d’un roman d’Henri Troyat, réalisé en 1956 par Edward Dmytryk. Le cinéaste fut l’un des pestiférés de la liste des «Dix d’Hollywood» pendant le maccarthysme, avant de craquer et de donner les noms de quelques-uns de ses camarades, ce dont il mit des années à se remettre. On le voit d’ailleurs dans son œuvre, puisqu’il abordera souvent les thèmes de la trahison, de l’honneur et de la culpabilité. Rappelons quelques films marquants de Dmytryk : Ouragan sur le Caine avec Humphrey Bogart, Le Bal des maudits avec Marlon Brando ou L’Homme aux colts d’or avec Richard Widmark. Tourné notamment sur et autour du Mont-Blanc, le film, comme le roman de Troyat, s’inspire comme point de départ d’un tragique accident d’avion, celui du Malabar Princess qui s’écrasa dans la montagne en 1950. Le récit part ensuite dans le romanesque: deux frères, d’une grande différence d’âge, vivent dans la maison familiale au pied du Mont-Blanc. Le plus âgé est un montagnard aguerri, sorte de vieux sage bon et généreux. Le jeune est un blanc-bec opportuniste, mesquin et prétentieux. Suite à la catastrophe aérienne, ils vont partir ensemble, chacun pour un motif différent, à la recherche de l’épave. Réalisation solide, suspense efficace, même si les effets spéciaux et les scènes de haute montagne ne sont bien évidemment pas aussi spectaculaires que celles de Cliffhanger, époque oblige. On a aussi le bonheur de retrouver l’un des plus grands acteurs de tous les temps, le merveilleux Spencer Tracy, ainsi que le jeune et débutant Robert Wagner dans le rôle du sale type. Dans la dernière partie, Spencer Tracy est tout simplement bouleversant. Avec La Neige en deuil, son réalisateur et ses comédiens, on ouvre une page importante et oubliée du cinéma.

La même année sortait un autre film méconnu et disponible en DVD, A vingt-trois pas du mystère (23 Paces to Baker Street), tourné à Londres par l’Américain Henry Hathaway, un cinéaste aussi solide et polyvalent qu’Edward Dmytryk. On lui doit par exemple Les Trois lanciers du Bengale, Le Renard du désert ou l’excellent Les Quatre fils de Katie Elder avec John Wayne et Dean Martin. Le résumé rapide seul suffit à mettre l’eau à la bouche : Phillip Hannon, un auteur de théâtre américain, devenu depuis peu définitivement aveugle, traîne sa déprime à Londres. Alors qu’il boit un verre dans un pub, il surprend une conversation qu’il n’aurait pas dû entendre. Un homme et une femme, installés à une autre table, discutent à voix basse d’un plan machiavélique, d’un kidnapping et d’un meurtre. Avec les quelques petits indices qu’il a pu saisir, et alors que personne, flics compris, ne le prend au sérieux, Hannon va faire son enquête (c’est le cas de le dire) à l’aveuglette, quitte à se mettre en danger, pour tenter d’empêcher le drame qui doit se dérouler. Ce thème a été exploité plus tard dans un film plus célèbre, l’anxiogène Seule dans la nuit avec Audrey Hepburn. Mais A vingt-trois pas du mystère, malgré ses quelques incohérences, est un excellent suspense très bien mené. Hathaway y joue merveilleusement avec les ambiances et les sons (le héros aveugle suivant une piste dans les rues de Londres grâce aux bruits de la ville), et ne néglige pas non plus l’humour. Interprété par le génial Van Johnson (Ouragan sur le Caine) et la trop rare Vera Miles (vue dans Psychose), cette œuvre est l’une de ces petites merveilles injustement oubliées. Le titre français ne veut pas dire grand-chose, mais le titre original, faisant référence à la célèbre rue de Sherlock Holmes, n’a également qu’un lointain lien avec le scénario. Ils sont toutefois très bien choisis, et invitent à une formidable et énigmatique promenade dans le brouillard londonien.

     Notons encore que, pour le plus grand bonheur des cinéphiles, ces films rares ou anciens qui sortent en DVD sont la plupart du temps accompagnés de documentaires, d’interviews, d’images d’époque ou de connaisseurs du cinéma qui livrent de passionnantes anecdotes sur l’œuvre et ses créateurs. Parmi les intervenants que l’on retrouve régulièrement dans ces bonus, citons Bertrand Tavernier et surtout l’excellent Patrick Brion (la si reconnaissable voix off, jadis, de l’émission Cinéma de minuit), historien, animateur et auteur de nombreux ouvrages de référence sur le cinéma américain, le western, le film noir, et sur plusieurs cinéastes dont Richard Brooks, Vincente Minnelli, Joseph L. Mankiewicz ou Billy Wilder. Un précieux et intarissable puits de science et de cinéphilie.

Philippe Thonney