Échos Du Festival De Cannes 2023

Le 07 juin 2023

Compétition officielle


Lauréat en 2018 de la prestigieuse Palme d’or avec le très réussi Une affaire de famille, le réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda s’autorise une septième entrée en Compétition officielle avec Monster (Kaibutsu), sa dernière réalisation. Doublement récompensé lors de cette édition du festival - le film remporte à la fois le Prix du scénario et la Queer Palm, distinction alternative qui salue le traitement de thématiques LGBT -, Monster s’affiche pourtant comme l’une des œuvres les plus faibles du cinéaste. Se présentant comme une réactualisation du Close de Lukas Dhont - Kore-eda raconte l’étroite amitié qui lie deux camarades de classe. Ce long métrage s’en distingue néanmoins par une narration entièrement pensée à la Rash?mon de Kurosawa, qui est, disons-le, facultative. En réalité, l’apparente complexité narrative du film tient surtout lieu d’un puissant aveu de faiblesse: comment masquer la vacuité d’un scénario fait essentiellement de guimauve humaniste? Fortement déconseillé pour les diabétiques.


D’une Queer Palm à une autre, parlons du dernier film de Catherine Corsini. Après La Fracture qui avait reçu cette distinction en 2021, la cinéaste revient sur la Croisette avec Le Retour, film qui met le thème de la classe sociale au centre de son récit. Jessica, jouée par Suzy Bemba, est en effet un prototype de la transfuge de classe «embourgeoisée» et qui entre de ce fait en dissension avec le reste de sa famille prolétaire. La question raciale est aussi importante puisque la famille est noire et que la mère travaille comme nounou pour une famille bourgeoise blanche. Si Corsini touche donc à des questions politiques passionnantes, elle ne parvient toutefois pas à les mettre en valeur. Le film semble formellement emprunté, tombant dans un didactisme démonstratif qui retire aux scènes toute opacité.


Jean-Stéphane Sauvaire, autre cinéaste français en Compétition, présentait lui aussi un film porté par un élan politique: célébrer l’impérialisme américain. Les gyrophares de l’ambulance conduite par Tye Sheridan et Sean Penn, seuls phares dans cette nuit new-yorkaise où se tapit le drame; la caméra à l’épaule brinquebalée par Jean-Stéphane Sauvaire; la musique guimauve venant napper ce flux d’images qui ne montrent rien; tout cela ne saurait arracher le spectateur à sa demi-sieste polie. Il eût fallu pour le réveiller qu’à un moment donné, du cinéma surgisse de cette œuvre informe, et donc que Sean Penn ne surjoue pas le cow-boy mélancolique au visage buriné, que les dialogues ne soient pas écrits au stabilo, et enfin, que Black Flies ne soit pas dans son principe narratif une pâle copie de A tombeau ouvert d’un certain Martin Scorsese, cinéaste quelque peu supérieur à sa contrefaçon hexagonale.


Dix-neuf ans - plus exactement depuis le sacre polémique de Fahrenheit 9/11: voilà le temps qu’il a fallu attendre pour revoir un documentaire concourir pour la Palme d’or. Et pour ce retour, deux doses valent mieux qu’une. Si, à notre grand regret, aucun membre de l’équipe n’a pu assister aux projections des Filles d’Olfa, nous considérons Jeunesse (Qing Chun), la première partie d’un futur triptyque, comme un événement de la sélection officielle. Installée dans la cité chinoise de Zhili, berceau de la confection textile, la caméra de Wang Bing enregistre le dur labeur de jeunes hommes et de jeunes femmes issues de provinces rurales. Si les conditions matérielles constituent le cœur du film - on apprend que les ouvriers sont payés au vêtement, qu’ils vivent dans des dortoirs collectifs situés dans l’enceinte même de l’usine -, il faut noter que l’ensemble ne baigne pas dans des eaux misérabilistes ou liberticides. Le réel enregistré par Wang Bing est certes aliénant, il n’en demeure pas moins ouvert à la drague, aux chamailleries et aux ruptures de ton.


Comme on l’a vu, la présence du documentariste chinois en Compétition officielle s’apparente à bien des égards à un phénomène inhabituel. À l’inverse, certains réalisateurs - Ken Loach, disons - paraissent être les dépositaires d’un passe-droit qui leur permet de revenir quand bon leur semble. Cette année, le réalisateur deux fois récompensé par le passé présente ce qui devrait être son dernier film, The Old Oak (même si le cinéaste annonce sa retraite après chaque long métrage depuis Jimmy’s Hall en 2014). Cette dernière réalisation, donc, tire son titre du pub que tient TJ Ballantyne (Dave Turner) un homme bourru au passé douloureux, mais empli de bienveillance. Lorsque des réfugiés syriens débarquent dans le petit village du nord-est du Royaume-Uni, des tensions apparaissent et divisent la population. Parmi les arrivants, Yara (Ebla Mari) une jeune photographe qui chamboulera le quotidien de bon nombre d’habitants, dont TJ. En s’emparant de la problématique des réfugiés, le réalisateur britannique ne réinvente pas son cinéma, mais parvient à proposer une œuvre touchante.


Egalement palmé en 2014 pour Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan continue avec Les Herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne) de consolider son statut d’un des plus grands réalisateurs en activité. Avec sa dernière réalisation, le cinéaste donne l’impression de déplier l’entièreté d’un univers durant les trois heures et dix-sept minutes que dure la projection. Par sa mise en scène austère, souvent fixe, faite de plans longs et larges, le vainqueur de la Palme d’or 2014 s’émancipe de toute contrainte scénaristique pour tendre vers une forme d’abstraction métaphysique. Ceci s’opère au moyen de tunnels de dialogues - le film est très verbeux - qui assument leur portée philosophique et conceptuelle. Les personnages deviennent alors des véhicules à idées qui ne cessent de s’entrechoquer. De ces déflagrations naissent des béances que le film a la bonne idée d’élargir - et non pas de résorber comme cela aurait pu être le cas dans un film plus faible. Grandiose, comme son actrice, Merve Dizdar, inoubliable lauréate du Prix d’interprétation féminine.


Merveilleux comédien japonais, Koji Yakusho a logiquement été récompensé par le Prix d’interprétation masculine pour sa performance dans Perfect Days, la dernière réalisation de Wim Wenders. Au Japon, Hirayama (Koji Yakusho) est employé des toilettes publiques à Tokyo. Chaque jour, il s’adonne à sa routine: après s’être levé, il se prépare, arrose ses plantes, prend la même boisson caféinée dans le distributeur devant chez lui et écoute de vieilles cassettes des années 1970 en se rendant au travail au volant de sa camionnette. En retraçant ce quotidien, Wim Wenders s’attarde sur la simplicité de l’existence où le bonheur se loge dans la beauté pure des rayons du soleil qui transpercent les feuillages des arbres (phénomène qui porte le simple nom de «komorebi» en japonais). Ainsi, le réalisateur allemand offre une œuvre hédoniste et poétique qui interroge sur le sens de la vie et la transmission. Superbe.


À l’image de son collègue allemand, le cinéma de Marco Bellochio ne semble à aucun moment accuser le poids de l’âge. Lui, qui nous a récemment éblouis avec sa série Esterno Notte, continue de sonder des épisodes marquants de l’histoire italienne puisqu’il narre le rapt en 1858 d’un garçon juif, Edgardo Mortara, par l’Église catholique. Si le maestro fait souffrir son film de quelques lourdeurs formelles - jeu d’acteur parfois outrancier, surlignages de certaines métaphores -, il reste néanmoins un conteur de grand talent. L'Enlèvement (Rapido) brille par sa dimension opératique, la musique, quasiment toujours présente, venant donner un véritable souffle tragique à ce récit. On a parfois l’impression d’être devant un ballet. Et que dire de la photographie? Ces «noirs» caravagiens sont à tomber.


Une photographie éblouissante, qui réussit le tour de force de conférer à ses personnages une énergie spectrale, à les élever en véritables présences fantomatiques: voilà sans doute aucun la seule qualité du Jeu de la reine (Firebrand), le dernier long métrage du réalisateur brésilien Karim Aïnouz. Que de déception au moment de découvrir la dernière réalisation de ce cinéaste prometteur - lauréat en 2019 du Prix Un certain regard avec le très remarqué La Vie invisible d’Eurídice Gusmão. Film à costumes qui retrace l’histoire personnelle de Katherine Parr (Alicia Vikander), la sixième femme d’Henry VIII (Jude Law), Le Jeu de la reine apparaît comme le résultat d’une pulsion académique qui semble avoir entièrement consumé la singularité de son auteur. Déception et incompréhension devant l’échec.


Autre désillusion de notre séjour cannois, Banel E Adama de Ramata-Tolaye Sy semble continuellement errer comme une âme en peine sans jamais trouver de lecture précise dans ce portrait de femme moralement peu défendable, anti-Juliette prête à tuer pour son amour éternel. Banel se fracasse les dents face à une société patriarcale inhibitrice, ramenant les femmes à leurs conditions, et de facto, entraînant la mise à mort de sa relation amoureuse fusionnelle avec Adama. Ni politique, ni poétique, les quelques rares plans enchanteurs ne comblent pas la lacune d’écriture et de visibilité d’un premier film hélas bien trop léger pour résider en sélection officielle.


À l’écriture désastreuse lui aussi, L’Été dernier est un terrible film de Catherine Breillat qui revient au cinéma après dix ans d’absence. Remake du long métrage danois Dronningen sorti en 2019, L’Été dernier relate la liaison entre Anne (Léa Drucker) et son beau-fils âgé de 17 ans, Théo (Samuel Kircher, beaucoup moins talentueux que son frère Paul, découvert dans Le Lycéen de Christophe Honoré). Avec sa dernière réalisation, Catherine Breillat fait son retour avec un téléfilm ensoleillé qui se veut sulfureux, mais n’est qu’aberration narrative, écriture au ras des pâquerettes et interprétations à côté de la plaque. Une sélection en Compétition incompréhensible.


Si Breillat apparaît à la peine au moment de sublimer sa matière solaire, c’est l’exact inverse qui se produit avec le dernier film de Wes Anderson. De retour en Compétition deux ans seulement après le très décevant The French Dispatch, Wes Anderson signe avec Asteroid City un long métrage beaucoup plus convaincant. En atténuant le caractère démiurgique qui émane de ses films - et qui irradie jusqu’à la limite du supportable The French Dispatch - le réalisateur renoue avec les tracas intimistes à l’origine de son œuvre: comment habiter le monde une fois le sens disparu? Moins mécanique et monomaniaque, Wes Anderson déroule une réflexion émouvante sur le deuil qui acte notre réconciliation avec son ingénierie, ses vignettes et ses poupées.


Puisqu’il est question d’incarnation - en effet: les acteurs-poupées qui posent pour sublimer l’esthétique d’Anderson incarnent-ils encore quelque chose? -, parlons frontalement du dernier film de Todd Haynes, May December. Elizabeth (Natalie Portman), une actrice de seconde zone, s’immisce dans la vie de Gracie (Julianne Moore), enseignante et héroïne malgré elle d’une histoire de coucherie avec un de ses élèves de 13 ans il y a plus de vingt ans. À travers ce mélo au ton caustique, Haynes apparaît à son meilleur et s’amuse de ce jeu de miroir dans lequel Elizabeth interprétera à la télévision le personnage de Gracie. Étrangement hitchcockien par cette tension absurde qui voit Elizabeth prendre les mimiques physiques et verbales de Gracie, mais sans que jamais la peur ne surgisse, Haynes penche plutôt du côté du ridicule, celui d’une contemporanéité vaine, et à son apogée, le pathétisme résultat de cette démarche dérisoire: un pauvre téléfilm à peine regardable. Toute la force du film est bien par cette bascule casse-cou mais exquise du sérieux à la drôlerie, du film d’auteur au téléfilm.


En parlant de films risqués qui marchent constamment sur des œufs, revenons sur Club Zéro, la dernière réalisation de la cinéaste autrichienne Jessica Hausner. Quatre ans après Little Joe, la réalisatrice revient pour nous présenter l’emprise idéologique d’une professeure de nutrition sur une jeunesse bourgeoise, scolarisée dans un pensionnat privé et réservé aux plus riches. S’affichant davantage en caricaturiste qu’en réalisatrice, Hausner nous livre une image ridicule de la jeunesse contemporaine - supposément éclairée et prête à déconstruire toutes les évidences sur lesquelles s’est bâti l’Occident. Dans le film, cela s’incarne par le refus inflexible de manger - que les médias réactionnaires ne désavoueraient pas (Le Figaro a adoré, c’est dire). Fumeux, faussement subversif et d’une bêtise confondante. On pleure du sang.


Contrairement à Jessica Hausner qui traite la nourriture comme le cancer de son temps, Tran Anh Hùng redonne à la cuisine son statut d’art. Adapté du roman La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet de Marcel Rouff, La Passion de Dodin Bouffant est une expérience de cinéma unique en son genre. À la fin du 19e siècle, Dodin (Benoît Magimel) forge sa réputation de gastronome grâce à sa cuisinière d’exception, Eugénie (Juliette Binoche), avec qui il travaille depuis vingt ans. Alors que leur relation prend une tournure nouvelle, c’est dans la cuisine que les sentiments s’expriment. Pendant plus de deux heures, le film nous régale en offrant une expérience culinaire immersive (le chef Pierre Gagnaire, et ses 14 étoiles au Guide Michelin, qui a officié comme conseiller technique y est pour beaucoup), mais aussi une douce romance tendre et sensible. Un Prix de la mise en scène hautement mérité. À voir le ventre plein.


Enfin, pour clore ce rapide récapitulatif de la Compétition officielle, quelques mots sur la Palme d’or remise par le Jury présidé par Ruben Östlund. Sandra a-t-elle tué son mari? Le scénario d’Anatomie d’une chute pose cette question en ayant l’intelligence de ne jamais y répondre. Il reconduit ainsi la grande thématique du cinéma de Justine Triet: la dialectique entre vérité et fiction. Le film brille par sa grande minutie dans sa manière d’ausculter le couple. Le procès de Sandra est en effet un théâtre, ou plutôt un laboratoire, depuis lequel Triet détricote les relations tortueuses de concurrence et de pouvoir entre Sandra et son mari. Cela suffirait à rendre le film captivant. Mais là où le film devient vraiment puissant, c’est dans le fait que sa précision n’induise jamais élucidation. Triet maintient en effet du trouble et fait du tribunal le lieu de la quête impossible de la vérité, lieu dans lequel ses personnages se font les porte-voix des fictions qu’ils se racontent.


Un certain regard


Section dérivée de la Compétition officielle, la sélection d’Un certain regard réserve chaque année son lot de trésors à dénicher. Si, cette année, notre équipe s’est rendue moins attentive à cette compétition parallèle, il nous importe tout de même d’évoquer deux réalisations qui ont particulièrement plu à nos rédacteurs.


Première très grande surprise de ce festival, il nous tient à cœur de dire quelques mots sur Only The River Flows (He bian de cuo wu), long métrage avec lequel Wei Shujun propose une relecture du néo-polar. La mise en abyme du récit - les enquêteurs établissent leur quartier général dans un cinéma abandonné - lui permet de thématiser le genre policier en tant que quête métaphysique de la Vérité. Le personnage de Ma Zhe, le chef de la police chargé d’enquêter sur les crimes, est à ce titre un pur personnage mélancolique, désenchanté par une Vérité décevante et absurde. Ainsi le film, qui s’ouvre d’ailleurs sur une citation d’Albert Camus, prouve que le cinéma de genre est au plus haut quand il embrasse sa dimension philosophique. Un de nos coups de cœur.


Deuxième surprise - mais que l’on attendait, à dire vrai, un peu plus, tant les deux premiers films de la cinéaste font l’unanimité au sein de la rédaction -, Simple comme Sylvain est la troisième réalisation de Monia Chokri. Servi par un tempo abrasif qui sublime le génie comique de la réalisatrice québécoise, Simple comme Sylvain se présente comme une variation sur le thème du coup de foudre ravageur. Si le long métrage souligne parfois un peu trop ses ambitions sociologiques - l’amour peut-il durer entre deux personnes de classes sociales différentes? -, son énergie, absolument contagieuse, le rend néanmoins irrésistible. Passionnante réalisatrice.


Quinzaine des cinéastes


À l’occasion de cette nouvelle édition, La Quinzaine s’est métamorphosée et en a profité pour se faire une peau neuve: d’abord, elle a changé de nom - de la Quinzaine des réalisateurs à celui, plus inclusif, de Quinzaine des cinéastes -, puis de ligne éditoriale, avec l’arrivée d’un nouveau comité de sélection dirigé par Julien Rejl. Le moins que l’on puisse dire à propos de ce renouvellement, c’est qu’il semble nous promettre de très belles années. Exemple de ces très grandes réussites défendues par la ligne éditoriale, Le Procès Goldman, nouvelle réalisation de Cédric Kahn.


Présenté en ouverture de La Quinzaine des cinéastes, Le Procès Goldman est un huis clos qui retrace l’affaire de Pierre Goldman (incarné par Arieh Worthalter), militant d’extrême gauche, accusé d’avoir tué deux pharmaciennes lors d’un braquage. Grâce à une mise en scène au cordeau et des dialogues ciselés, le film, non sans humour, est une passionnante réflexion sur la notion de justice et le rôle des témoins dans de telles affaires judiciaires.


Réalisé par la jeune réalisatrice chinoise Zihan Geng, A Song Sung Blue est une variation sur la thématique du portrait adolescent qui s’affirme comme l’une des grandes réussites de cette édition de la Quinzaine. Bien que le sujet paraisse de prime abord éculé, Zihan trouve sa singularité par sa photographie bleutée (évocatrice du souvenir et de la nostalgie), et le portrait de cette ado féroce, d’un aplomb d’enfer qui tombe en admiration amoureuse face à une femme libre et volage, qui l’inspirera pour écrire son futur propre. Prometteur, la magie s’opère dans ce premier long métrage qui fascine et absorbe.


Fort de sa réputation de cinéaste décalé, de réalisateur-bricoleur, Michel Gondry présentait assurément l’une des œuvres les plus attendues de la sélection. Huit ans après Microbe et Gasoil, son précédent long métrage, le réalisateur français revient avec un film au casting alléchant (Pierre Niney et Blanche Gardin). Mettant en scène un jeune réalisateur, prêt à tout pour sauver son film qui se retrouve menacé par ses producteurs, Le Livre des solutions est un pur film de Gondry: généreux mais souvent anecdotique, drôle mais régulièrement ennuyant. Film fourre-tout porté par un fourmillement d’idées, mais seulement par quelques fulgurances.


La Semaine de la critique


Présidée par l’excellente Ava Cahen, cette section parallèle du festival, organisée depuis 1962 par le Syndicat français de la critique de cinéma, possède chaque année une sélection réjouissante, composée essentiellement de premiers films. À la qualité inégale, cette édition de la Semaine nous a néanmoins permis de découvrir quelques petits bijoux, à commencer par Tiger Stripes, le lauréat du Grand Prix de cette année. Premier long métrage de la cinéaste malaisienne Amanda Nell Eu, Tiger Stripes a pu être comparé à l’œuvre de Julia Ducournau. Il est vrai que la thématique de la puberté envisagée sous l’angle du body horror a de quoi évoquer Junior (2011) ou Grave (2016). Cela dit, là où le dernier vainqueur du Grand Prix de la Semaine de la critique trace son propre chemin, c’est dans sa façon d’entrelacer le fantastique et le grotesque, donnant à son œuvre des atours de farce grand-guignolesque. Une cinéaste nous est née.


Farce grand-guignolesque: voilà sans doute une manière de résumer Vincent doit mourir, premier long métrage de Stéphan Castang. Dès son générique d’ouverture et ses premières séquences à la tonalité comique, Vincent doit mourir se démarque par une liberté de ton affolante. Puis, le film tend vers une violence induite par son scénario: du jour au lendemain, Vincent (Karim Leklou) est agressé par des gens sans raison apparente. Si la répétition des situations et le discours sur la brutalité de la société qui nous entoure pourraient sembler redondants, ils sont finalement justifiés par une dernière partie à la facette poétique inattendue.


Beaucoup moins convaincant, Sleep est le premier long métrage de Jason Yu, un ancien assistant de Bong Joon-ho. Porté par un scénario de série B assez simple - un couple doit faire face aux mystérieuses crises de somnambulisme du mari -, ce coup d’essai pèche notamment par une mise en scène peu inspirée, qui se contente de démultiplier sans grande subtilité les lieux communs du genre: superposition de très lents travellings avant afin de faire naître le mystère, agressions sonores par une bande-son omniprésence, jump scare peu maîtrisés qui rendent l’ensemble programmatique. Décidément, n’est pas Bong Joon-ho qui veut.


Hors compétition / Cannes Première / Séances spéciales


Intégrées à aucune des sélections principales, plusieurs réalisations tirent néanmoins leur épingle du jeu pour faire littéralement événement au sein du festival. Parmi ces grands moments, citons pêle-mêle Man In Black, deuxième réalisation de Wang Bing projetée en Séances spéciales, Kubi, film de samouraïs avec lequel Takeshi Kitano signe son (décevant!) retour, ou encore Film annonce du film qui n’existera jamais «Drôles de guerres», ultime projet inachevé du récemment regretté Jean-Luc Godard. Loin d’être exhaustive, cette liste comporte également deux des coups de cœur de nos rédacteurs - Killers Of The Flower Moon de Martin Scorsese et Fermer les yeux (Cerrar los ojos) de Victor Erice - dont les critiques détaillées sont à retrouver dans la section suivante.


Faisant partie de Cannes Première, sélection avec laquelle l’Officielle peut attirer de grands noms en dehors de sa compétition, Eureka, le dernier long métrage du cinéaste argentin Lisandro Alonso, apparaît comme une œuvre de cinéma d’une grande radicalité, et assurément comme le film le plus métaphysique de ce Cannes 2023. Par le jeu d’échos qu’il dispose entre les différentes strates temporelles à travers lesquelles le spectateur est invité à naviguer, par sa manière de dilater les scènes et d’accueillir dans la durée la sainte matérialité du réel, Alonso maintient le spectateur dans cet état hypnotique si propre au cinéma: une sorte d’engourdissement divin, à demi conscient, que n’aurait pas renié un fameux cinéaste thaïlandais.


Présenté en Séances spéciales, Les Filles du feu (As Filhas do fogo) est un court métrage de neuf minutes avec lequel Pedro Costa, voix incontournable du cinéma portugais, poursuit lui aussi son œuvre hypotonique. Film-laboratoire duquel aboutira prochainement un long métrage (on salive!) Les Filles du feu prend la forme d’un triptyque visuel qui sépare l’écran de cinéma en trois tableaux distincts. La fragmentation de l’écran permet à Pedro Costa de mettre en scène trois jeunes sœurs séparées par l’éruption du grand Fogo, un volcan qui culmine au sommet du Cap-Vert. Avec son dispositif à la fois modeste et singulier, le cinéaste construit une œuvre dynamique, qui exploite avec ingéniosité les potentialités du son au cinéma. Harmonie sonore et picturale.


Marvin Ancian, Pierig Leray, Kevin Pereira et Tobias Sarrasin



Le coup de cœur de Marvin:

Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki (Compétition officielle)


Cannes, Grand Théatre Lumière, mardi 23 mai aux alentours de midi. À peine remis de la claque monumentale infligée quelques jours plus tôt par The Zone Of Interest de Jonathan Glazer (voir article suivant), il est temps de découvrir - six ans après son dernier long - le nouveau film d’Aki Kaurismäki Les Feuilles mortes (Kuolleet lehdet). Dans celui-ci, Ansa (Alma Pöysti) travaille dans un supermarché, jusqu’à son licenciement pour avoir osé ramener chez elle pour son repas du soir de la nourriture prête à être jetée. De son côté, Holappa (Jussi Vatanen) est ouvrier dans une usine de métallurgie. Son penchant pour l’alcool lui vaudra également un renvoi. Lorsque le parcours de ces deux âmes en peine se croise naît une romance douce-amère qui, derrière un tempo comique pince-sans-rire excellemment tenu, cache une représentation, noire, mais poétique, de notre société. Sur fond de conflit ukrainien (la radio diffuse l’actualité avant d’être constamment coupée), Les Feuilles mortes est un exemple de sobriété narrative et de mise en scène (jusqu’à sa durée d’à peine plus d’une heure vingt) qui, une fois les lumières rallumées, continuera de répandre dans notre esprit la tendre mélancolie de ce drame empli d’espoir. Un très beau Prix du Jury.



Le coup de cœur de Pierig:

Fermer les yeux (Cerrar los ojos) de Victor Erice (Cannes Première)


Il y a la polémique, l’absence de Victor Erice à la projection, et sa lettre ouverte aux Cahiers du cinéma l’expliquant (il devait être en Sélection officielle, il a appris sa non-sélection le jour même de l’annonce de Thierry Frémaux, se retrouvant dans cette sélection bâtarde «Cannes Première»). Et l’incompréhension nous a également gagné tant Fermer les yeux (Cerrar los ojos) est un film de grande ampleur qui aurait mérité un prix honorifique en fin de festival. Un acteur disparaît sans laisser de traces. Vingt ans après, l’affaire ressurgit dans une émission de télévision, son ami de toujours, réalisateur, repart à sa recherche. Il y a tant d’humanisme et d’amour dans la caméra d’Erice, cette longue fresque de 3 heures prend son temps, pose cette quête de l’identité, son jeu de la mémoire, sans jamais tirer la larme, mais la faire apparaître avec intelligence et délicatesse dans un élan de grâce pudique et sans maniérisme. De sa scène d’ouverture grandiose (film dans le film: la dernière scène tournée par l’acteur avant de disparaître) à une reconstitution finale dans une salle de cinéma où chaque protagoniste à sa place attitrée, Erice hisse le cinéma au firmament des plus grands. Il suffit alors de fermer les yeux, comme ce vieil acteur retrouvé, pour se rappeler en conscience, l’infinie beauté d’un film qui marquera 2023.



Le coup de cœur de Kevin:

The Zone Of Interest de Jonathan Glazer (Compétition officielle)


Le défi est grand: écrire un papier qui rende honneur à ce long métrage, dont l’immensité contraint d’appréhender avec déception son Grand Prix - le deuxième prix de la sélection, derrière la Palme d’or. Le sacre a donc valeur d’acte manqué, puisque c’est évidemment trop peu au vu du choc reçu. Neuf ans après l’audacieux Under The Skin, Jonathan Glazer fait preuve avec The Zone Of Interest d’encore plus de témérité: filmer la Shoah depuis un point de focal inédit, celui du quotidien de Rudolf Höss, commandant SS du camp d’Auschwitz-Birkenau. Installée aux quatre coins du pavillon familial, qui jouxte directement les camps, la caméra de Glazer enregistre la bourgeoisie dans ce qu’elle contient de plus normale. C’est là le point décisif: la normalité avec laquelle le cinéaste représente la vie familiale des Höss exacerbe l’horreur du processus génocidaire plus qu’elle ne la minimise. Discussions autour des fours et des cheminées, baignades dans la piscine, repos dans le domos, enfants qui jouent dans le jardin: autant de gestes, capturés en grand-angle, qui disent la nature glaciale et rationnelle du génocide. La simplicité de l’installation cristallise le sang.

Seulement, la routine figurée dans le champ n’est pas exactement ce qui fait la singularité vertigineuse du dispositif. Car The Zone Of Interest est une œuvre qui se dédouble, mieux, une œuvre où le hors-champ engloutit sans cesse le cadre, jusqu’à le dissoudre dans l’abstraction la plus effroyable. C’est précisément car elle se refuse à toute reconstitution figurative que l’horreur concentrationnaire dévore constamment ce qui se trame dans l’image. Sublimation de la puissance évocatrice du hors-champ sur laquelle se bâtit une œuvre qui, à n’en point douter, fera Histoire.



Le coup de cœur de Tobias:

Killers Of The Flower Moon de Martin Scorsese (Hors compétition)


Oui, ce n’est pas très original, mais le nouveau film de Martin Scorsese, qui réunit ses deux acteurs fétiches Robert De Niro et Leonardo DiCaprio, est pour nous un des plus beaux films de ce Festival de Cannes 2023. Il ne fait pourtant aucun doute que Killers Of The Flower Moon ne sera pas considéré par beaucoup comme un de tous meilleurs crus du cinéaste: on lui reprochera son manque de moments de bravoure formels et une trop grande simplicité d’exécution. Il nous semble quant à nous que c’est précisément dans sa volonté de viser l’œuvre mineure voire académique que réside sa beauté. A priori, cette assertion semble paradoxale, mais dès l’apparition du générique de fin, elle sonne comme une évidence.

Car Scorsese produit un geste extrêmement émouvant de déconstruction des icônes qui ont habité son cinéma pendant cinquante ans. En effet, si avec sa main droite il reconduit le traditionnel schéma du «Rise and Fall», avec sa main gauche il l’évide de son caractère hédonique, préférant se tenir à une distance critique de ses personnages et montrer leurs méfaits avec une implacable froideur. Le film embrasse ainsi une épure fordienne propre à dire sans ambages la tragédie éminemment politique contenue dans son récit. Le retour à ce classicisme peut décevoir, il nous apparaît à nous comme le signe d’une certaine sagesse, témoignant d’une confiance absolue dans la force de la narration. Car Scorsese est avant tout un conteur de génie; le spectateur de Killers Of The Flower Moon l’en remercie.