Echo du Festival de Cannes 2021

Le 27 juillet 2021

Allait-il véritablement avoir lieu ? De fort doutes planaient en amont de l’événement. Le Festival de Cannes s’est toutefois déroulé sans encombre du 6 au 17 juillet dernier. Certes, les accrédités furent bien moins nombreux qu’à l’accoutumée, les salles de presse n’eurent rien de l’habituelle ruche bourdonnante et trépidante ; quant aux allées du Marché du film, elles donnèrent l’impression d’une veille de fermeture où la moitié des exposants s’en sont déjà allés. Mais Cannes, c’est avant tout des films présentés dans plusieurs sections.

Cette année, vingt-quatre films français et étrangers tentèrent d’obtenir la Palme d’or en Compétition officielle, vingt films furent présentés dans la sélection Un Certain Regard, sans parler bien sûr de tous ceux sélectionnés dans la passionnante Semaine de la critique ou la Quinzaine des réalisateurs, recelant souvent de véritables pépites.

En Compétition officielle, Leos Carax ouvrit les feux avec son drame musical Annette sur les compositions des Sparks, relatant la relation forte entre une chanteuse lyrique renommée (Marion Cotillard) et un comédien de stand-up (Adam Driver). Ce film, qui a obtenu le Prix de la mise en scène, s’ouvre par un magnifique plan-séquence, véritable résumé du septième art : dans un théâtre, un metteur en scène corrige des acteurs, avant de les suivre dehors, où devient indistinct, tant ce qui est de l’ordre de la scène que la réalité. Or une confusion analogue se retrouvera couronnée par la Palme d’or attribuée à Julia Ducournau pour Titane, un film glacial, violent et trash, révélateur d’une société où les repères appartiennent à l’histoire ancienne, où la violence devient un mode d’être alors que l’humanité commence à faire couple avec la machine. Qui y gagne, sinon celui qui veut se persuader que la réalité fait corps avec son désir ? Avec surprise, Vincent Lindon, surmusclé et bourré aux amphétamines, joue ici un commandant de sapeurs-pompiers dévasté par la disparition de son fils dix ans plus tôt et, en conséquence, prêt à accueillir comme un fils prodigue celui ou même celle qui se présenterait.

Presqu’aux antipodes de ce type de cinéma qui emprunte à David Cronenberg et John Carpenter, le Grand Prix ex-aequo décerné à Asghar Farhadi pour Ghareman (Un héros), disséquant sans concession les arcanes de la société iranienne. Ainsi, à l’occasion d’une permission de deux jours, le détenu Rahim tente-t-il de convaincre un créancier de retirer sa plainte, d’autant plus qu’il est prêt à rembourser une bonne partie de la somme due. Mais d’où vient l’argent dont il dispose ? Celui qui devient un modèle en quelques heures pourrait bien chuter tout aussi vite. C’est dire que le système iranien n’en a peut-être pas fini de broyer les êtres.

Deux road-movies ont emmené leurs personnages au-delà d’eux-mêmes. Drive my car du Japonais Ryüsuke Hamaguchi accompagne le travail professionnel et intérieur d’un metteur en scène, qui vient de perdre sa femme et monte Oncle Vania de Tchekhov à Hiroshima. On lui assigne à cette occasion une jeune femme, Misaki, appelée à être son chauffeur. Elle pourrait bien ainsi les conduire tous deux à affronter leurs douloureux passés respectifs. Ce long film – Prix du Jury œcuménique et de la FIPRESCI– a certes reçu le Prix du scénario, tiré d’une nouvelle de Haruki Murakami, mais c’est bien le Prix de la mise en scène ou même la Palme d’or que méritait tant de délicatesse et cette méditation sur l’art et ses vertus de résilience qui font de ce voyage un moment unique de cinéma. Changement de décor avec Hytti No 6 (Compatiment No 6) – Grand Prix ex-æquo –, où une étudiante finlandaise se voit contrainte à partager son compartiment avec un mineur russe, guère affable, alors qu’elle se rend à Mourmansk en train. Cependant, ces deux adultes sont des êtres blessés, menés à faire fi des apparences et des peurs de l’inconnu.

Reporté plusieurs fois, Benedetta de Paul Verhoeven put enfin être présenté, soit l’histoire d’une très jeune femme entrant dans le couvent de Pescia en Toscane. Capable de faire des miracles, elle perturbe la communauté par ses amours lesbiens, alors que la peste se propage et se rapproche. S’appuyant sur un fait historique avéré, le réalisateur propose hélas une farce en multipliant les clichés, alors que seule Charlotte Rampling (mère supérieure) convainc dans son rôle, que Virginie Elfira (Benedetta) ne donne à aucun moment l’impression de croire à son Jésus (de pacotille) et que Lambert Wilson aurait mieux fait de s’abstenir de ce rôle à l’inverse de celui qu’il jouait dans Des hommes et des dieux. Si la religion correspond à cet amas de clichés, vaut effectivement mieux s’en distancer.

La France et les questions de société qui la traverse ont inspiré plusieurs réalisations, à commencer par Tout s’est bien passé, où François Ozon aborde la question du droit à choisir sa mort. Un homme de 85 ans (troublant André Dussolier), diminué après un AVC, veut qu’on l’aide à mourir. Nul doute que ce film permettra de mieux percevoir les enjeux personnels et familiaux d’une telle demande qui générera demain peut-être une nouvelle législation. Quant à Catherine Corsini, elle réussit une tragi-comédie avec La fracture, qui immerge le spectateur dans un service d’urgence proche de l’asphyxie le soir d’une manifestation parisienne des Gilets jaunes. La nuit sera longue tant pour le personnel soignant que pour celles et ceux qui attendent leur prise en charge ou sont coincés dans ce service, révélateur des tensions et des attentes d’une société en crise. Et si aujourd’hui, le terme de bipolarité est entré dans le vocabulaire, rares sont ceux qui en mesurent les souffrances hormis ceux qui y sont confrontés et leur entourage. Aussi, Les intranquilles témoigne avec sensibilité de la difficulté à ne pas perdre pied lorsqu’on vit avec un être atteint par ce trouble psychique. Leïla (Leïla Bekti) doit reprendre jour après jour sa relation à Damien (Damien Bonnard), son mari peintre, alors que leur enfant est tiraillé entre deux loyautés. On quitte le cercle familial pour l’arène médiatique, car infos, spectacle et tyrannie du scoop sont au centre de France de Bruno Dumont qui aurait pu démonter leur évanescence, mais qui s’est comme laissé piégé par son sujet et propose le portrait d’une journaliste (Léa Seydoux) auquel on ne croit guère, même s’il est fait de divers emprunts.

S’émanciper plutôt que séduire infuse le désir d’apprendre et de présenter du rap au sein d’un centre culturel à Casablanca. Quelques jeunes filles et jeunes gens, sous la houlette de Anas, ancien rappeur, saisissent cette opportunité d’exprimer avec force la vie et la colère qui bout en eux. Toutes leurs questions et leurs révoltes y passent, du social à l’intime, du religieux au politique. La culture hip hop libère, mais à quel prix ? D’ailleurs, si la fin offre un clin d’oeil au Cercle des poètes disparus, ce n’est pas un hasard. Quoi qu’il en soit, Haut et fort de Nahil Ayouch libère une énergie aussi roborative que bienvenue, même si l’on souhaiterait vivement que la réalité dépasse la fiction. Enfermements encore, dénoncés par Mahamat-SalehHaroun, qui avec Lingui (Les liens sacrés) s’arrête sur l’interdiction d’avorter au Tchad. Le combat d’Amina, dont la fille de quinze ans est enceinte, serait-il perdu d’avance ? Le réalisateur connaît son métier, sans aucun doute, il sait faire ressentir la moiteur de son pays et le poids des conventions, hélas ses comédiennes ne convainquent pas et la finale, par trop généreuse, n’emporte pas l’adhésion.

Certaines réalisations sont des déclarations d’amour, à un réalisateur et à son monde ou à l’univers même du cinéma au travers d’innombrables citations. Ainsi, avec Bergman Island, Mia Hansen-Løve emmène un couple de cinéastes sur les lieux où vécut et tourna le célèbre réalisateur de tant d’autres chefs-d’œuvre. Fiction et réalité vont se mêler intimement le temps d’une écriture de scénarios inspirée par les paysages sauvages de Fårö et l’indicible présence du maître. Quant à Wes Anderson, pour rendre hommage à quelques-uns de ses pairs, préfère mettre en scène un recueil d’histoires tirées du dernier numéro d’un magazine américain publié dans une ville française fictive. Une pléiade d’acteurs magnifiques (Bill Muray, Owen Wilson, Elisabeth Mose, Edward Norton, Benecio Del Toro, Timothée Chalamet...) l’entoure pour son French Dispach, projet où l’humour et la tendresse font bon ménage et dont l’originalité n’est pas un vain mot.

L’aventure conjugale d’hier tisse la trame de A felességem Története (L’histoire de ma femme) de Ildiko Enyedi, dans laquelle un capitaine au long cours parie qu’il épousera la première femme qui franchira le seuil du café où il devise avec un ami. Entre alors Lizzy (Léa Seydoux) qui lui fera traverser bien des tempêtes au cœur de ce film à la facture très classique, presque désuète. En revanche, c’est bien la conjugaison contemporaine du verbe aimer qui dicte Verdens Verste Menneske (Julie en 12 chapitres), rapportant au passage un Prix d’interprétation féminine à sa comédienne norvégienne Renate Reinsve. On y suit la difficulté de Julie, bientôt 30 ans, à se fixer et à devenir adulte, principalement sur le plan relationnel. Quant à Jacques Audiard, il examine lui aussi dans Les Olympiades (du nom du 13e arrondissement parisien), comment se tissent aujourd’hui les relations amoureuses, lorsque les réseaux sociaux brouillent les pistes et font parfois ou souvent écran à la vérité des êtres.

Déconstruction majeure et en tout cas vif désamour de Nadav Lapid pour son pays, Israël, au travers de Ha’Berech (Le genou d’Ahed), Prix du Jury ex-æquo. Déception avec les films de Sean Penn, Flag Day, et de Sean Baker, Red Rocket, qui reviennent sur le parcours de personnages sans épaisseur, auxquels on ne s’attache pas et, du coup, tout devient futile alors que le drame est au rendez-vous. A l’inverse, le comédien américain Caleb Landry Jones donne à son personnage de Nitram, dans les années 90 en Australie, une densité qui ne pouvait que lui ramener le Prix d’interprétation masculine. Sous ses traits filmés par Justin Kurzel, on assiste impuissant au glissement vers le pire de cet être mal-aimé et incompris.

Rai d’espérance avec Nanni Moretti, qui une fois n’est pas coutume a proposé un film, Tre Piani (Trois étages), dont il n’a pas écrit le scénario, hélas dépourvu de la pincée d’humour à laquelle il avait habitué. Hommes et femmes réagissent-ils pareillement sous les pressions de la vie, lorsque s’ouvrent parfois des pistes inédites forçant à surmonter les rancœurs et les peurs qui menacent le vivre ensemble ? Pas sûr, mais en tout cas belle leçon d’humanité offerte par le réalisateur italien qui aime ses personnages et le fait bien sentir. Si les êtres humains sont bien plus reliés qu’ils ne le croient, peut-être bien qu’au fond que, tout, tant le vivant que l’inerte, l’est également, se tient et recèle quelque mémoire enfouie. C’est en tout cas ce que suggère Memoria de Apichatpong Weerasethakul – Prix du Jury ex-æquo –, où une botaniste (Tilda Swinton), spécialiste des orchidées, est confrontée à d’étranges sons susceptibles de modifier en profondeur sa perception du monde.

Et si le Festival de Cannes est un monde en soi, effervescent, où la fièvre menace, tant les images se bousculent et troublent la réalité, Kirill Serebrennikov en livre avec sa Petrov’s Flu (La fièvre de Petrov) une sorte de parabole, mise en scène de manière éblouissante, où se mêlent présent et passé, rêve et réalité.


Côté Un Certain Regard, Kira Kovalenko a obtenu le Prix de cette sélection avec Razzhimaya Kulaki (Les poings desserrés). S’émanciper et guérir alors que l’on est une jeune fille coincée dans une étroite ville minière d’Ossétie du Nord représente un défi de taille, à la mesure des sentiments contraires, d’amour et de haine, qu’Ada éprouve pour sa famille. Ce film fort et âpre annonce une réalisatrice dont il faut retenir le nom, tant elle fera certainement parler d’elle à l’avenir. Sebastien Meise a reçu le Prix du Jury pour Die Grosse Freiheit (Grande liberté), qui relate avec une grande sensibilité l’histoire très douloureuse des gays en Allemagne, où, jusqu’en 1994, l’homosexualité fut déclarée illégale, selon le paragraphe 175 du Code pénal. Aussi bien des hommes connurent-ils prison, humiliations et mauvais traitements, page noire de l’histoire qui ne devait plus être occultée.

Par ailleurs, le Jury d’Un Certain Regard, présidé par Andrea Arnold a attribué cette année une série de prix à l’étrange nomenclature, trahissant probablement des dissensions en son sein. Ainsi a-t-on découvert un Prix d’ensemble pour Bonne mère de Hafsia Herzi, un Prix de l’audace pour La Civil de Teodora Ana Mihai, un Prix de l’originalité pour Lamb de Valdima Johannsson, alors qu’une Mention spéciale était attribuée à Noche de Fuego de Tatiana Huezo.

Enfin deux Palmes d’honneur ont couronné respectivement l’actrice Jodie Foster et le réalisateur italien Marco Bellochio, qui présentait hors compétition un bouleversant documentaire sur son frère jumeau qui se suicida, intitulé Marx peut attendre.

Après une 73èmee édition qui ne put avoir lieu en raison de la pandémie de COVID 19, le 74èmee et récent Festival de Cannes traduisit donc la vitalité de cet art populaire, révélateur sans pareil des peurs et des attentes, des colères et des joies, du visible et de l’indicible qui meuvent les sociétés et les individus.


Serge Molla