Donner une définition de ce qu’on appelle un «bon film»: une mission impossible?

Le 24 février 2021

Pour les uns les «bons films» sont ceux qui appartiennent à une liste de chefs-d’œuvre - le plus souvent intemporels - ou ceux qui portent l’étiquette de «classiques» et que tout un chacun se doit de connaître. Pour d’autres en revanche il sera tout simplement impossible de donner une définition du «bon film» parce que la subjectivité de chacun rend l’opération trop délicate: tenter de verbaliser les différentes composantes à partir desquelles on sera habilité à affirmer qu’on est en présence d’un tel film est à leurs yeux illusoire.


On peut tout de même se poser la question: quels sont les critères que les spécialistes (on pensera aux critiques de cinéma) ou les spectateurs (on parlera alors du grand public) sont prêts à évoquer lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est un bon film? Dans un premier temps on cherchera quelques éléments de réponse auprès de Laurent Jullier, professeur d’Etudes cinématographiques à l’Université de Nancy et auteur de Qu’est-ce qu’un bon film? (Ed. La Dispute, 2002).


À ses yeux un bon film doit d’abord manifester des qualités techniques évidentes: pas de ratés donc, ni dans la bande sonore, ni dans les cadrages, ni dans le jeu des acteurs. La qualité technique doit être irréprochable, en fonction bien sûr de l’importance de l’investissement financier de chaque production. Deuxième remarque: un bon film doit aussi et absolument apprendre quelque chose à ceux qui le regardent et se présenter comme un enseignement sur le monde qui nous entoure: il est donc indispensable qu’il nous parle de notre propre vie. Mais surgit alors une première difficulté: chacun a, de toute évidence, sa propre existence, elle-même différente de celle de son voisin, et ce qui intéressera l’un ennuiera l’autre. S’ajoute enfin une autre composante nécessaire: le film doit nous toucher, nous émouvoir, même si ce critère reste discutable. Chacun d’entre nous a en effet sa propre sensibilité et ses goûts personnels, et les critiques de cinéma le savent bien.


Toujours selon Laurent Jullier il y a d’autres critères à évoquer dans cette tentative de préciser ce qui fait qu’un film peut être considéré comme «bon». On en citera encore deux: la présence nécessaire, dans une œuvre filmique réussie, d’une forme d’originalité, en même temps qu’une exigence de cohérence interne. On cherchera l’originalité aussi bien dans la manière de raconter une histoire que dans le choix du propos. En parlant d’un sujet original on pourra évidemment faire référence à l’actualité, aux événements du moment, qu’il s’agisse de culture, de politique, de vie sociale. Mais encore faudra-t-il éviter qu’il y ait débordement de cette «originalité»: voilà où intervient, dans le récit filmique, la notion de cohérence. Une cohérence qui ne doit pas être trop visible, ni prendre trop de place, ni rigidifier le propos, sinon la narration risque de devenir prévisible et lassante. Et c’est peut-être là qu’intervient le critique de cinéma qui se doit de jouer le rôle du «passeur», comme disait Serge Daney. Mais ce passeur est un intermédiaire qui ne doit pas prendre trop de place, ni omettre de rappeler ce qu’il fait, ni quelles sont ses propres références lorsqu’il évalue les qualités et les limites d’un film. Et de toute manière, on sait aussi que tout jugement porté sur une œuvre filmique conserve une composante éphémère: tous les propos pourront être réévalués avec le temps, aussi bien par le critique professionnel que par le spectateur lambda…


Le profil du critique de cinéma a bien changé depuis la naissance du 7e art, au fur et à mesure des mutations de notre univers et des événements qui les ont accompagnées. On rappellera aussi que le profil du spectateur moyen s’est modifié et que l’on parle souvent, par exemple, d’une ligne de fracture entre la cinéphilie des années 60-70 et celle d’aujourd’hui: d’un côté on continue à aller au cinéma pour un certain plaisir collectif - la pandémie et le confinement actuels sont là pour nous faire prendre conscience de cette privation -, mais en même temps on peut regarder à domicile beaucoup de films et de séries sur sa télé, en DVD ou sur son ordinateur. Une nouvelle culture du récit est sans doute en train de naître, une autre façon de voir et de juger un film, que le spectateur emporte avec lui au cinéma, tout en rappelant à tout un chacun qu’il est assez grand pour savoir ce qu’est un «bon» film, c’est-à-dire une œuvre forte, une expérience visuelle originale qui ne craint pas de s’attaquer à quelques tabous. Et ce spectateur peut aussi préférer le divertissement parce qu’il contribue mieux aujourd’hui à lutter contre la contamination cafardeuse sécrétée par la Covid-19…


C’est le moment de donner la parole à trois critiques de cinéma, trois personnalités hors du commun à qui on a demandé comment ils définissaient leur rôle de passeur, et comment ils pensaient pouvoir contribuer à défendre un «bon film». L’ancien journaliste Pierre Billard (Le Point) disait dans les années 80: «Je n’aime pas penser que j’aide les spectateurs à choisir un film, mais bien plutôt, une fois qu’ils l’ont choisi, que je les aide à mieux le voir». A la même époque le rédacteur en chef de la revue Positif, Michel Ciment, précisait: «J’espère ne pas défendre «un» type de cinéma. J’admire toutefois l’ambition et le goût du risque dans des œuvres qui explorent plusieurs niveaux de réalité (de l’imaginaire au social et au psychique). D’où mon intérêt, en m’en tenant aux contemporains, pour des œuvres comme celles de Boorman, Kubrick, Losey, Rosi, Angelopoulos, Scorsese, Wenders, Tarkowski, Fellini, Resnais, Ruiz…» Quelques noms de réalisateurs qui ne constituent que le début de la très longue liste de Michel Ciment…


Pour conclure on citera Freddy Buache, ancien directeur de la Cinémathèque suisse et ancien chroniqueur dominical de La Tribune de Lausanne et plus tard du Matin. En 2002, il estimait que la critique de cinéma avait complètement disparu en Suisse romande: «J’ai commencé la critique en 1951, à une époque où il n’y avait pas encore la télévision. La critique était alors fondée sur l’idée que le cinéma apportait dans la vie un élément autre que celui apporté par la peinture ou la littérature. Elle était alors tout sauf impressionniste et correspondait exactement à l’idée de ce qui allait se passer dans le monde. Nous avions des positions morales à défendre, positions parfois gênantes. Mais aujourd’hui le cinéma n’est plus qu’un divertissement. Alors la critique est devenue, au fil des années, terriblement homogène. Elle n’est plus impliquée par ce qui se passe à l’écran. (…) Pour moi tout le monde est bouffé par la commercialisation du cinéma. Les films sortent et l’on se balade devant eux comme devant des tableaux qui sont plus ou moins bien. Mais ce n’est pas ça la critique! Avant l’arrivée de la télévision, la critique avait un caractère politique. (…) Aujourd’hui le cinéma n’a plus aucun rapport avec la vie. Et l’esprit, malheureusement, ne passe plus par le cinéma!»


On doit bien sûr nuancer de tels propos: le cinéma peut sans doute transcender l’écran, créer des discussions, voire des polémiques, et mettre en évidence les thèmes importants de la société. Mais les critiques de cinéma, à juste titre, se réfèrent à une multitude de critères différents. Tout consensus - et l’on ne s’en plaindra pas - est donc illusoire. Et comment exiger alors que le «grand public», les cinéphiles et l’ensemble de la critique spécialisée puissent se mettre d’accord sur une définition du «bon film»?


Antoine Rochat


P.S.: Les photos qui accompagnent ces lignes sont tirées de la liste des «bons films» découverts en 2020 par quelques critiques de Ciné-Feuilles…