Culture afro-américaine derrière les barreaux (2e partie)

Le 22 juin 2022

La première partie de cet article a été publiée dans le numéro 879.


Permettons-nous désormais un saut considérable dans le temps pour nous intéresser à The Farm: Angola, USA, documentaire sorti en 1998 réservant une place bien différente au sujet de cet article. Le long métrage s’intéresse aux conditions de vie des détenus de la prison d’Angola, ville américaine dans laquelle se trouve le plus grand pénitencier du pays. Le réalisateur y suit, tour à tour, six détenus - quatre afro-américains, deux caucasiens - en se focalisant sur leur vision de l’établissement et de leur peine - des peines à perpétuité ou de mort.


Dans la première partie du film prend également place une séquence dépeignant le travail des prisonniers, ici sur fond de negro spirituals - ancêtre du gospel, ce genre musical est également un chant de travail. Cette musique extradiégétique - n’étant donc pas interprétée par les individus à l’écran, mais ajoutée en postproduction - rythme une scène de labeur loin d’être anodine: car les détenus, majoritairement noirs, y travaillent dans les champs. Entourés de gardes blancs les surveillant du haut de leurs chevaux, ils récoltent des légumes à longueur de journée pour obtenir la somme ridicule de cinq centimes par heure. Cette musique de lamentation, dont la tristesse aiguë transperce l’écran, sert donc à renforcer la souffrance des individus à l’écran. Toutefois, l’on nous raconte ici l’expérience d’un prisonnier afro-américain et non caucasien: l’écueil dans lequel le long métrage de Mervyn LeRoy tombait est donc scrupuleusement évité.


Par ses caractéristiques visuelles et sonores, cette scène met les conditions de détention aux États-Unis en filiation directe avec celles de l’esclavage: les prisons y sont des héritières, tant dans les conditions de vie qu’elles proposent que dans les objectifs qu’elles accomplissent, des plantations esclavagistes. L’établissement de ce lien dit bien des choses de la teneur politique de The Farm. Réalisé par Liz Garbus, Jonathan Stack et Wilbert Rideau (lui-même prisonnier à Angola durant le tournage), le long métrage sait dénoncer le racisme présent au sein des établissements carcéraux. L’enfermement démesuré des Afro-Américains y est compris dans sa dimension systémique, comme n’étant pas une question de hasard mais bien comme un phénomène ancré dans des dynamiques de pouvoir.


Cependant, certains éléments formels mobilisés par ses créateur·rice·s viennent amoindrir le discours dénonciateur ici amorcé, le rendant moins percutant, plus flou. Le documentaire emprunte nombre de ses tropes aux films de prisons hollywoodiens - l’entrée didactique en prison, la visite de la mère au parloir, etc. Bien que leur utilisation ne soit pas problématique en soi, le professeur de littérature anglaise Peter Caster - qui traite entre autres de ce film dans son étude Prisons, Race, and Masculinity in Twentieth-Century U.S. Literature and Film1 - rattache ces tics de mise en scène à un schéma narratif proéminent au sein du récit, celui de l’arc de rédemption, afin de démontrer à quel point il rend le discours incohérent.


Effectivement, les six détenus gardés au montage (car au moment du tournage, l’équipe en suivait une dizaine) expérimenteront tous une forme de délivrance au sein de cet établissement. Caster y voit donc ce paradoxe: «Le problème fondamental de la logique des récits de rédemption de ces films est qu’ils approuvent largement la valeur d’usage du même système judiciaire qu’ils décrivent, au moins en partie, comme injuste.»2 En d’autres termes, si le système carcéral est injuste, pourquoi ne nous montre-t-on que des individus qui s’amélioreront, devenant de meilleures personnes précisément grâce à leur incarcération? Est-ce par convention, car les personnages d’un récit filmique doivent évoluer, s’améliorer, accomplir leur «parcours du héros» pour que le métrage soit satisfaisant à regarder? Cet amoindrissement de la valeur contestataire du discours causé par l’usage de traits typiques du cinéma hollywoodien se matérialise alors dans la réception du film: encensé par une partie du public pour son positionnement politique fort, il sera également très bien reçu par l’administration de la prison - qui ira même jusqu’à le vendre dans son magasin de souvenirs.


Revenons alors à l’usage de la musique précédemment analysé. Car bien qu’il renforce le lien que les visuels établissent entre prison et esclavage, il représente également une occurrence d’underscoring - c’est-à-dire, une utilisation de la musique pour renforcer l’émotion déjà présente à l’écran. Même si ce procédé typique du cinéma industriel n’est, ici aussi, pas un problème en soi, son usage confirme une tendance plus générale du documentaire: bien qu’il ait un fond dénonciateur, qu’il montre l’injustice, il ne résiste pas au système dominant par sa forme.


S’il y a bien des films qui savent dénoncer des problèmes systémiques tout en proposant des formes de résistance aux esthétiques dominantes, ce sont ceux de la «L.A. Rebellion». À la fin des années 60, une nouvelle section de la faculté de cinéma de l’Université de Los Angeles voit le jour, la «Media Urban Crisis». Cette dernière, créée sous l’impulsion d’événements tels que le mouvement des droits civiques, la guerre du Vietnam ou encore les émeutes de Watts, vise à former les étudiants «noirs, chicanos, asiatiques et natifs américains (…) à utiliser les technologies de communication de masse pour documenter leurs propres communautés, permettant de les rendre plus compréhensibles pour le reste de la population. (…)»3 C’est dans le cadre de cette section que de multiples réalisateur·rice·s afro-américain·e·s créeront des films au discours dénonciateur, tout en veillant à s’écarter le plus possible des formes esthétiques dominantes.


C’est notamment le cas dans Bush Mama, film de ce mouvement réalisé par Haile Gerima en 1975. Ce dernier raconte l’histoire d’une mère de famille afro-américaine, Dorothy. Enceinte de son deuxième enfant, elle se fait harceler par les services sociaux qui veulent à tout prix qu’elle avorte pour qu’elle ne leur coûte pas plus cher. Alors que son mari se fait incarcérer pour des raisons spécieuses et qu’une de ses proches s’engage dans des luttes militantes, Dorothy prendra conscience que sa situation sociale est le résultat de mécanismes d’oppression systémiques des sphères dominantes contre les Afro-Américain·e·s.


Même si ce long métrage se focalise moins sur le contexte carcéral que les deux précédents, ce dernier nous en offre un regard tant étrange que rafraîchissant dès qu’il y pénètre, et ce notamment par son usage de la musique. L’exemple le plus marquant de ce dernier fait prend place lors de l’entrée en prison du mari de Dorothy. Ici, pas de musique solennelle, dramatique, pour appuyer la souffrance du personnage injustement incarcéré, mais plutôt un morceau de soul extradiégétique, enjoué et résolument groovy. L’on s’adonne donc ici à l’usage du contrepoint. À l’inverse de l’underscoring, ce procédé utilise la musique comme élément de rupture: les scènes heureuses seront alors recouvertes d’une bande-son dramatique, et inversement.


Utilisée ainsi, la musique résiste aux images, elle ne les confirme pas mais les contredit. Si ce procédé a un effet notable, c’est donc qu’il questionne le statut des visuels auxquels nous avons accès: il leur confère un sentiment d’étrangeté qui n’existerait pas en l’absence d’une bande-son. Alors, face à cette séquence, l’on s’interroge: cette entrée en prison - scène pourtant maintes et maintes fois représentée au cinéma - a soudainement un statut particulier. Mais quel est-il? Le film imprime cette question dans le cerveau de ses spectateurs.


Si cette séquence rime avec résistance, ce n’est pas uniquement car le son y contredit l’image, mais également parce que ce morceau de soul - composé et interprété par Onaje Kareem Kenyatta - est rythmé de paroles explicitement contestataires, thématisant les injustices auxquelles les Afro-Américain·e·s sont soumis·es. L’entrée en prison y est décrite comme un événement devenu quotidien, pouvant arriver à n’importe quel individu noir, alors que ces derniers ne sont pas les «vrais criminels»:


Another walk, down these prison halls (2x) (Je marche encore dans ces couloirs)

Another car, takes a brother to jail (2x) (Une voiture amène encore un frère en prison)

I see that look on my brother’s face (Je vois ce regard sur le visage de mon frère)

A look that cannot be erased (Un regard indélébile)

So I say to myself (Et je me dis):

“It could happen to me” (“Cela pourrait m’arriver à moi aussi”)

I wonder why, it always is (Je me demande bien, pourquoi est-ce toujours ainsi?)

That the real criminals always go free? Yes they do (Que les vrais criminels soient en liberté?)

I’m talking about Nixon, Nixon… (Je parle de Nixon, Nixon…)


Dans l’économie plus générale du film, cette scène est loin d’être la seule à faire usage de musique. Tout d’abord, les scènes qui précèdent et succèdent la séquence discutée - ayant toutes les deux lieu dans l’appartement de Dorothy et sa famille - baignent dans une ambiance musicale très similaire. Un lien fort entre la prison et cet appartement est donc établi, ici comme dans le reste du métrage. Ces deux lieux que l’on fait si souvent dialoguer deviennent presque équivalents. L’on semble vouloir nous faire ressentir à quel point, pour les Afro-Américain·e·s, la prison est presque imbriquée dans la sphère privée: l’enfermement y existe bien avant l’incarcération. Un élément du quotidien, inévitable: se brosser les dents, prendre sa douche, être incarcéré dix ans, puis aller promener le chien de la voisine.


Dans ce film à la narration non chronologique, aux images instables et au montage saccadé, la fantastique bande sonore composée par Kenyatta est omniprésente. Ses savants mélanges entre de multiples genres afro-américains - blues, jazz, free jazz, funk, soul, etc. - nous plongent dans une ambiance unique: celle d’un métrage sachant faire acte de la vision d’une population opprimée. Le discours fortement engagé du film sur les questions de racisme systémique se cristallise donc, à nouveau, dans le traitement réservé aux œuvres musicales afro-américaines, ici mobilisées en tant qu’éléments de résistance.


Ce rapide parcours, slalomant entre des films de prison et leur utilisation de genres musicaux afro-américains, confirme notre hypothèse: la teneur du discours d’un film sur des problématiques politiques relatives à une ethnie se cristallise dans la manière dont il mobilise la culture de ce peuple - s’il la mobilise! Car un film ne thématisant pas la question traitée ici pourrait bien procéder d’une double invisibilisation, en choisissant de ne donner aucune place à la culture afro-américaine en son sein. Mais, même dans ce cas de figure, la corrélation établie entre discours politique et mobilisation de la culture resterait valide.


Permettons-nous de revenir succinctement sur un phénomène évoqué dans le cas du film industriel hollywoodien qu’est Je suis un évadé. Ce qui caractérisait le traitement réservé aux œuvres afro-américaines par ce film, c’est sa tendance à les désancrer et donc à les dépolitiser. Malheureusement, ce phénomène de dépolitisation des œuvres lorsqu’elles deviennent l’objet des grandes industries est loin d’être propre uniquement au cinéma. D’ailleurs, dès lors que les genres musicaux ici discutés gagnèrent en popularité, devenant alors exploitables économiquement, ils furent bien souvent défaits, arrachés de leur valeur contestataire. Prenons alors l’exemple le plus parlant de ce mécanisme: qu’y a-t-il, dans l’imaginaire populaire actuel, de plus bourgeois, élitiste, «blanc», que le jazz? Pour celles et ceux ne connaissant pas son histoire, difficile de le voir autrement que comme la bande-son officielle des soupers chics et autres apéros dînatoires mondains. Pourtant, avant sa métamorphose en triste bande-son du confort bourgeois, le jazz contestait, revendiquait, redéfinissait les catégories de l’ordre musical, mais également social. Puis les sphères dominantes se l’approprient: pour faire des biens de consommation rentables à partir de ce genre d’objets, ils reprennent la forme, enlèvent le fond, et peuvent, de ce fait, s’adresser à un plus large public. Cette audience aura accès à une version du jazz dépolitisée, invisibilisant les luttes sociales auxquelles il est lié. Bientôt, on utilise les outils des opprimés contre eux-mêmes - comme des objets permettant aux dominants de s’enrichir, donc de dominer plus encore, d’agrandir l’écart qui les sépare des classes populaires: bientôt, ces chants de contestation deviennent hymnes de la domination.


Alors peut-être faudrait-il continuer de nous réjouir des œuvres qui grattent, des films qui piquent, des genres musicaux complexes mais libérateurs: arrêter de les détruire en les enfermant dans des cages aseptisées.


Colin Schwab



1 Peter Caster, Prisons, Race, and Masculinity in Twentieth-Century U.S. Literature and Film («Prisons, race, et masculinité dans la littérature et le cinéma américains du vingtième siècle»), Columbus, Ohio State University Press, 2008.

2 Peter Caster, op. cit., p. 165.

3 Allyson Field, Jan-Christopher Horak, Jacqueline Najuma Stewart (dir.), L.A. Rebellion: Creating a New Black Cinema, Oakland (Californie), University of California Press, 2015, p. 9.