Clint Eastwood: le dernier des géants?

Le 14 avril 2021

Une carrière et une filmographie exceptionnelles: acteur depuis 1955 (il avait 25 ans) et réalisateur dès les années 70, Clint Eastwood est connu pour avoir joué dans des films célèbres et, en tant que cinéaste, avoir réalisé des œuvres majeures tout en brossant le tableau d’une Amérique profonde et multicommunautaire dans laquelle se croisent ou s’affrontent les personnages de ses films.


Un exemple: Gran Torino (2008). Le plus grand succès d’Eastwood en tant que réalisateur et acteur, témoigne à la fois de l’âge avancé de Walt Kowalski (personnage central, interprété par le cinéaste qui a alors 78 ans) et du monde qui l’entoure: Walt habite les quartiers industriels de Détroit, au moment où certaines entreprises sont aux prises avec des difficultés économiques liées aux problèmes de l’immigration. Gran Torino est aussi, en même temps, une réflexion plus générale sur le sens de l’existence, sur la certitude que, dans ce monde, seule l’action est capable d’être salvatrice, mais qu’elle peut tout aussi bien se révéler vaine et inféconde. Tant pis, il ne reste plus alors qu’à se sacrifier…


Dans la première partie de sa vie (1955-1971), Eastwood a été uniquement acteur et on le croise dans une trentaine de longs métrages tournés par des cinéastes célèbres, ou par d’autres moins connus. D’abord dans de petits films, puis dans des séries TV qui ne vont pas toujours connaître le succès. C’est Sergio Leone qui, l’engageant dans la célèbre «Trilogie du dollar», va révéler son nom d’acteur (Pour une poignée de dollars, 1964; Et pour quelques dollars de plus, 1965; Le Bon, la brute et le truand, 1966). En 1971 Eastwood réalise son premier film, Un frisson dans la nuit, suivi de L’Homme des hautes plaines (1972). Le voilà lancé: débute alors une seconde période de sa vie où il interprète des rôles centraux, dans des films très importants (commercialement parlant en tout cas) qu’il réalise lui-même ou qui sont tournés par d’autres. Et à partir des années 90 il devient (à une ou deux exceptions près) le réalisateur de tous ses films, d’abord coaché par la Warner Bros., avant de la quitter et de devenir - le plus souvent - son propre producteur. Aujourd’hui, avec la quarantaine de films dont il a assumé seul la réalisation (en tenant souvent le rôle principal), il est l’un des cinéastes les plus connus au monde. A son actif des films d’action, des westerns, des drames sociaux, ou des films plus «classiques», teintés ici ou là de quelques (rares) touches relevant de la comédie.


Parmi les nombreuses qualités de comédien de Clint Eastwood on a souvent cité une façon de mettre en évidence la fraîcheur de l’instant mêlée à une spontanéité retenue. Et aussi le rôle important chez lui des gestes: certains sont peut-être devenus des «tics», comme allumer son cigarillo, dégainer son arme en rejetant son poncho sur l’épaule, tout cela sur un tempo personnel où rien ne semble le presser ou l’inquiéter profondément. Tranquille lorsque les autres lui tirent dessus, nonchalant quand tout le monde s’agite, les événements ne l’empêchent pas d’être sensible, sinon sentimental. Il réussit à maintenir un mélange équilibré de sobriété efficace, de laconisme et de sensibilité discrète.


En tant que cinéaste Clint Eastwood a su alterner les films noirs (Impitoyable, 1992), émouvants (Honkytonk Man, 1982) ou tristes (Breezy, 1973). Mystic River, tourné en 2003, est un film tragique et crépusculaire: Eastwood (réalisateur, producteur et compositeur musical du film) manie le discours pessimiste, le jugement moral, la douleur profonde. Le tableau n’est pas gai et les personnages doivent porter un terrible fardeau sur leurs épaules. Par ailleurs, Eastwood est aussi le peintre des crises familiales et du désespoir communautaire qui peut les accompagner. On n’est pas loin d’une forme de fatalité et d’enfer sur terre…


Comme tiraillés entre le bien et le mal, ses personnages peinent parfois à s’intégrer dans une communauté: il faut alors qu’ils en constituent une nouvelle… Mais devant les difficultés de l’opération, ledit héros eastwoodien préfère parfois ne rendre de comptes à personne et se construire lui-même, en s’entourant d’un petit groupe d’individus qui pensent comme lui. Les personnages d’anti-héros côtoient les redresseurs de tort, la violence habite les uns, tandis que la défense des victimes et des opprimés est la raison de vivre des autres. La critique a parfois relevé qu’Eastwood n’a pas toujours eu beaucoup de confiance dans les autorités politiques ou judiciaires de son pays (on se rappelle qu’il a été de 1986 à 1988 maire de Carmel, une ville californienne de 4'000 habitants). Il n’a pas ménagé ses critiques à l’adresse de la politique américaine (on laissera de côté une certaine ambiguïté de sa part vis-à-vis de Donald Trump…) Anarchiste et humaniste déçu, Eastwood a aussi toujours su, à l’occasion, se moquer de lui-même. Dans ses films on découvre aussi la présence fréquente d’un traumatisme qui a touché un personnage important dans son passé: le drame a été pris en charge par la victime, mais cette dernière reste perturbée, comme si le passé revenait empoisonner son présent. Le réalisateur le dit lui-même: «On ne sait jamais vraiment ce qui a marqué ces personnages et en a fait ce qu’ils sont devenus. J’ai toujours été fasciné par les victimes, y compris dans mes films d’action, y compris dans L’Inspecteur Harry (1971), par la façon dont un incident a pu déterminer le cours de leurs existences et les conduire là où ils ont abouti. Dans Mystic River, un incident isolé s’élargit et s’étend sur une période de vingt-cinq ans. C’est comme un cancer qui ne cesse de croître et de se répandre, et il n’y a pas de remède.»


Songeant à l’œuvre immense et très personnelle d’Eastwood on pourrait se demander s’il a toujours pu s’exprimer comme il le souhaitait ou si, au contraire, il a dû faire des concessions aux producteurs (et aux distributeurs). Réponse de l’intéressé, lors de la sortie du même Mystic River: «On m’a toujours donné la liberté de faire les films que je voulais, bien que [celui-ci] ait été quand même plus dur à imposer parce que le sujet leur faisait un peu peur. Ce que sera la vie cinématographique de ce film, je n’en sais rien. Mais je me souviens avoir pensé, quand nous tournions Impitoyable, que ce western ne ferait pas un sou: les personnages étaient trop affligés, trop tourmentés. Il y avait bien quelques pointes d’humour, mais elles ne pouvaient pas tempérer leur désespoir: ce n’était pas un film commercial et je ne voulais pas que les gens y pensent comme ça. Heureusement il s’est révélé commercial malgré tout. […] Les producteurs [Warner Bros.] ont accepté de le soutenir, mais ils ont fait appel à d’autres compagnies pour cofinancer le projet. Ils pensaient sans doute qu’il comportait certains risques. Ce qui voulait dire qu’ils ne le feraient que pour un budget limité. Ce qui me convenait tout à fait. Je leur ai dit: 'Vous n’êtes pas obligés de me payer maintenant. Payez-moi plus tard si le film rapporte quelque chose. Sinon je m’en passerai, car je tiens à faire ce film coûte que coûte'.»


Les films de Clint Eastwood ont cette qualité qu’ils réussissent à toucher les spectateurs à plusieurs niveaux, d’une manière ou d’une autre, et qu’ils cherchent toujours à retrouver des éléments de vérité jusque dans la description des tréfonds souvent obscurs de la nature humaine. Chaque spectateur doit faire l’effort, pour connaître le fin mot de toute affaire, de résoudre une sacrée série de mystères. S’il y renonce, il pourra s’attacher alors en priorité à la complexité des personnages, en abandonnant à son sort l’intrigue policière, tout en focalisant sa réflexion et son attention sur une tragédie personnelle engendrée par ladite et trop compliquée histoire de gangsters et de policiers... Les scénarios eastwoodiens ont souvent plusieurs facettes et empruntent de multiples chemins: dans les films qu’il a réalisés lui-même, le cinéaste a toujours donné l’impression de vouloir jouer sur les oppositions et les contrastes qui lui permettent finalement d’évoquer une forme d’inquiétude existentielle. Clint Eastwood n’est bien sûr pas le seul cinéaste à avoir tenté de le faire, mais il a sans doute été l’un des premiers à proposer une telle démarche dans le cadre de grands films «commerciaux», à savoir une réflexion souvent présente sur la vie, sur le rôle des illusions dans l’existence, et cela dans toute son œuvre, westerns y compris.


A ce jour, on peut retrouver le nom de Clint Eastwood dans les génériques de plus de 90 films ou séries TV. Le cinéaste a joué dans plus de 70 de ces productions et tourné une quarantaine de films en tant que réalisateur. Voilà l’œuvre d’un géant, et ce n’est pas fini: les médias américains ont annoncé la sortie de son prochain film, Cry Macho, tiré d’un roman de Richard Nash. Une réalisation qui peut compter sur la collaboration de Nick Shenk, le scénariste de Gran Torino, et un film dans lequel Clint Eastwood (91 ans) tiendra le rôle d’une ancienne vedette de rodéo qui part au Mexique à la recherche du fils d’un de ses anciens patrons. Le géant est toujours là, on est impatient…


Antoine Rochat