L'édito de Anthony Bekirov - Cinéma et politique

Le 01 mai 2022

Le dernier film de Nadav Lapid Le Genou d’Ahed raconte le deuil de deux mères: celle qui l’a porté dans son ventre et la terre sur laquelle il a grandi. L’Israël n’est pas un pays délicat envers la liberté d’expression et les artistes risquent gros à vouloir glisser des messages dissidents dans leurs œuvres. Lapid a décidé que trop c’était trop et a fait ses adieux à son pays natal pour rejoindre Paris. Mais il ne faut pas y voir une fuite pour autant. Dans la scène culminante du film, le protagoniste, Y. - un réalisateur en pleine crise existentielle censé être une copie conforme de Lapid lui-même - hurle son désespoir face au monde sous la forme d’un long monologue déchirant. Il est prêt à ruiner la vie de la jeune femme travaillant pour le Ministère de la culture - qui l’avait invité à projeter son dernier film dans un petit village, à condition de se plier aux exigences des censeurs de l’État - en publiant sur les réseaux sociaux un enregistrement vocal dans lequel elle avoue avoir honte de travailler pour le système tyrannique d’Israël. Acculé par les membres du village, Y. se rend peu à peu compte que la vie qui sera ruinée par son acte n’est pas tant celle de la jeune femme, mais la sienne. En risquant la vie de cette jeune femme, elle aussi victime, il ternirait à jamais sa réputation et devrait porter à jamais le fardeau d’une mort sur sa conscience. Sahalom, la jeune femme en question, le comprend aussi et décide d’offrir son pardon à Y. qui finit par s’effondrer en larmes, à genoux. Là, à terre, il confesse toute sa tristesse au ventre de Sahalom (et par la magie du cinéma, face à la caméra, face à nous). Geste symbolique fort, par lequel les mots révoltés des générations présentes feront naître, peut-être, la jeunesse qui aura la force de renverser l’ordre des choses. Y., comme Lapid, quittera Israël pour de bon le lendemain, mais non sans avoir mis ce qui lui restait d’espoir dans le ventre de Sahalom.

Pour Nadav Lapid, le personnage de Sahalom est le cinéma. Elle est la force expressive de l’art qui arrache aux images leur sens, leur essence afin de faire résonner en tout un chacun une émotion commune, au-delà du texte, des mots, des langues. La puissance du Genou d’Ahed est de ne pas réduire son propos politique à une sorte de documentaire sur la situation unique en Israël, mais de le sublimer dans un message plus vaste qui s’adresse à tous. Un message qui, pour reprendre la belle expression du cinéaste lui-même, «fait danser les arbres, la terre, le ciel».


Anthony Bekirov