Chronique 7 - Hommage à Michel Robin et Claude Giraud

Le 03 décembre 2020

«J’assume mon âge, même si je ne réalise pas que j’aurai 90 ans. J’ai toujours 5 ans d’âge mental. Je préférerais avoir 50 ans, mais j’aime être vivant. Je continue de rêver, d’écouter de la musique, surtout la nuit, toutes fenêtres ouvertes. J’ai du mal à me projeter au-delà de 95 ans. Il me semble que, alors, je serai peut-être quand même vieux.» (Michel Robin, novembre 2020, dix jours avant son décès.)


On aurait juré qu’il était suisse. Ou éventuellement franco-suisse. Lui-même s’en amusait d’ailleurs lorsqu’il était interviewé par des journalistes helvétiques. Mais Michel Robin, décédé il y a quelques jours à l’âge de 90 ans, n’avait rien de suisse. Né en 1930 à Reims, il passa en France toute sa vie et y fit une très belle carrière jusqu’à devenir l’un de ces incontournables seconds rôles, immédiatement reconnaissable par sa silhouette frêle, sa diction particulière et sa voix douce. Il suit un apprentissage de comédien classique avec les cours Charles Dullin, puis collabore avec Roger Planchon et la mythique compagnie Renaud-Barrault. Il connaîtra une gigantesque carrière au théâtre et sera même membre de la Comédie-Française pendant une quinzaine d’années. Il obtiendra en 1990 un Molière, là aussi dans la catégorie du Meilleur second rôle. Pour le grand écran, la liste des cinéastes qui l’ont employé, souvent à plusieurs reprises, fait rêver: Costa-Gavras, Jean-Paul Rappeneau, Alain Resnais, Jean-Pierre Mocky, Claude Chabrol, Joël Séria, Andrzej Zulawski, Serge Gainsbourg, Gérard Oury et j’en passe. Il sera, toujours juste et touchant, derrière des stars de première importance telles que Pierre Richard, Gérard Depardieu, Jean Gabin, Louis de Funès, Johnny Hallyday, Isabelle Huppert, Jacques Dutronc, Romy Schneider, Bourvil, Yves Montand ou Simone Signoret. Il fit une courte mais sympathique apparition dans le triomphal Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet, qui le réemploya dans son Long Dimanche de fiançailles. Entre cinéma, télévision et théâtre, voilà un acteur qui aura interprété plus de deux cents rôles, en passant même par la série animée Fraggle Rock!


Ne manquons pas, dans cette liste impressionnante, l’auteur et cinéaste Francis Veber qui lui confiera en 1981 son emploi le plus célèbre en France, dans le cultissime La Chèvre, un film que tout le monde, ou presque, a vu plusieurs fois. Il y joue le père de la jeune fille disparue, la «petite Bens», et qui enverra sur sa piste le comptable gaffeur et le détective cartésien. Au passage, notons une bizarrerie: dans le générique de début, le titre est orthographié La Chêvre... peut-être était-on en panne de correcteurs chez Gaumont! Quoi qu’il en soit, avec ou sans faute d’accent circonflexe, ce film, le premier de la trilogie sur le couple mal assorti Richard-Depardieu et qui sera suivi par le classique Les Compères et le fabuleux Les Fugitifs, offre à Michel Robin un rôle touchant et inoubliable.


Mais alors, pourquoi pensait-on spontanément qu’il venait du Gros-de-Vaud? Simplement à cause de deux films emblématiques qu’il tourna dans notre pays au cours des années 70. Le second dans la chronologie mais le premier dans les mémoires est bien évidemment Les Petites Fugues, réalisé en 1979 par le Vaudois Yves Yersin (1942-2018), qui signa là l’une de ses rares œuvres de fiction au milieu de documentaires divers et variés. Mais il s’agit aussi, on peut l’affirmer sans crainte, du seul long métrage dans lequel Michel Robin tient le premier rôle: celui de Pipe, le vieux valet de ferme qui s’offre un vélomoteur pour aller enfin découvrir ce qu’il y a autour de la maison qu’il n’a jamais quittée. Ces escapades, poétiques et amusantes, permirent à Yves Yersin de réaliser l’un des plus grands succès du cinéma suisse. La faculté de Michel Robin à trouver le bon accent, à se glisser dans les vêtements et les attitudes d’un vieux fermier vaudois, fit penser à beaucoup de gens qu’il était né dans le coin. Le film, rediffusé sur la RTS au lendemain de la mort de son acteur principal, a tout de même vieilli, souffre de quelques longueurs, mais n’en demeure pas moins une œuvre attachante.


Dans l’ombre des Petites Fugues, il y a cet autre film suisse, datant de 1973, qui n’est pas oublié mais qui là, pour le coup, mérite franchement d’être redécouvert. Il s’agit bien sûr de L’Invitation, de Claude Goretta (1929-2019). Dans ce pur bijou, Prix du Jury au Festival de Cannes, Michel Robin n’est pas l’acteur principal, ce serait plutôt Jean-Luc Bideau qui fait un numéro très amusant («elle est foutue cette veste, on peut rien en faire de cette veste!»); mais c’est son personnage qui est au cœur du récit. Le rôle de Rémy, un employé de bureau solitaire, timide, effacé et vieux garçon qui ne connaît rien d’autre que la petite entreprise dans laquelle il travaille et sa vieille mère qu’il visite tous les jours. Au décès de celle-ci, Rémy, inconsolable, hérite d’un joli pécule et d’une maison de maître à la campagne, un manoir bien trop grand pour lui. Il décide un dimanche d’y inviter ses collègues pour une journée en plein air. Au cours de la fête, tous ces personnages qui ne se sont jamais côtoyés en dehors du bureau vont, l’ambiance et les apéritifs aidant, faire réellement connaissance. Les caractères de chacun se révèleront, mais aussi les failles, les gentillesses, les rancœurs et les mesquineries. Le lendemain au bureau, leur routine reprendra comme si de rien n’était... ou presque.


L’Invitation est un film choral, tendre et piquant, formidablement écrit et mis en scène. Les acteurs sont tous excellents. Outre Michel Robin et Jean-Luc Bideau qui joue le rigolo grande gueule, on est très touché d’y voir François Simon, grand homme de théâtre (notamment à Carouge) qui tourna peu mais bien au cinéma. Il est vrai qu’être le fils de Michel Simon peut se révéler écrasant, même s’ils ne se ressemblent ni dans le physique ni dans le jeu... Pour les autres, on y trouve plusieurs comédiens dont les visages seront familiers aux cinéphiles, Jean Champion (vu chez Costa-Gavras ou Jean-Marie Poiré), Jacques Rispal (une multitude de petits rôles, des Valseuses à Adieu poulet, de Section spéciale à Lacombe Lucien) ou Cécile Vassort (Le Juge et l’assassin). Et deux comédiennes qui furent des grands noms des scènes suisses, Corinne Coderey et Neige Dolsky. Neige Dolsky... voilà bien un nom qui n’évoque plus grand-chose. Toutefois, tous les quarantenaires romands se souviennent de sa voix lorsqu’ils étaient enfants: celle de Mademoiselle Cassis dans les Babibouchettes! On l’aura compris, L’Invitation est une merveille à voir ou revoir.


Pour conclure, rappelons quelques titres d’œuvres de Claude Goretta: au cinéma, Pas si méchant que ça avec Gérard Depardieu et Marlène Jobert, La Dentellière avec Isabelle Huppert, La Provinciale avec Nathalie Baye, Si le soleil ne revenait pas avec Charles Vanel. A la télévision, des documentaires pour Temps présent, des adaptations de C. F. Ramuz, de Maigret, une biographie de Sartre et un excellent Goupi Mains rouges, d’après le roman de Pierre Véry, avec Jean-Philippe Ecoffey.


Malgré leur notoriété et leur qualité, Les Petites Fugues et L’Invitation (films ayant donné à Michel Robin le qualificatif un peu exagéré d’«acteur fétiche du cinéma suisse», mais après tout pourquoi pas...) ne sont ainsi qu’une infime partie de la grande carrière de ce bel acteur, à qui nous rendons ici un hommage appuyé.


Nous parlerons encore d’un autre disparu, dont le décès est passé plus inaperçu que celui de Michel Robin, et pour cause. Il s’agit de Claude Giraud, un comédien peu connu pour son visage. Son activité principale, depuis des années, était dans le doublage, et il était l’une des voix les plus belles et les plus demandées de cette discipline. Un art souvent sous-estimé (voir CF n. 815 sur le doublage), voire décrié, alors qu’il fait intégralement partie du métier d’acteur. Il est très intéressant d’entendre plusieurs grands noms du doublage français raconter avec passion leur travail et sa grande difficulté. Roger Carel, le maestro de la voix également disparu cette année, parlait merveilleusement bien de cette nécessité d’oublier sa propre technique, pour se mettre non seulement dans la peau du personnage mais aussi dans celle de l’acteur que l’on postsynchronise. Carel a tout doublé: de Winnie l’ourson à Benny Hill, de Kermit la grenouille à Chaplin, des hommes, des animaux, des marionnettes, des ordinateurs... et tout cela en prenant n’importe quel accent à volonté, ce qui lui a permis de faire des voix très ressemblantes pour des acteurs allemands, italiens ou russes, avec une folie et une inventivité magnifiques. Jacques Frantz, qui double notamment De Niro depuis quarante ans, raconte son angoisse et son trac, qui ne faiblit pas avec les années, de ne pas savoir où l’acteur américain va l’emmener. Plusieurs jolis témoignages ont été racontés par d’autres grandes voix comme Francis Lax ou Gérard Hernandez.


Voici en passant deux anecdotes sympathiques. L’un des doublages unanimement reconnus comme exceptionnels fut celui de Tony Curtis dans Amicalement vôtre, interprété par Michel Roux. Malgré leur grande différence (la voix de Curtis était grave et celle de Roux haute et mélodieuse), l’acteur américain fut absolument enchanté de l’entendre. Il contacta Michel Roux et lui demanda l’autorisation de mettre dorénavant son nom dans tous ses contrats, ne voulant plus être doublé que par lui. D’autre part, en 1960, Charlton Heston assista à Paris à la grande Première de Ben-Hur, et se vit donc dans le film postsynchronisé par Jean-Claude Michel. Il lui écrivit une lettre de félicitations et de remerciements, allant même jusqu’à lui dire que si les Français avaient aimé son interprétation du rôle de Judah Ben-Hur, c’était en grande partie grâce au travail de Michel.


Mais revenons à Claude Giraud, décédé le 3 novembre 2020, trois jours après Sean Connery qu’il avait superbement doublé dans Le Nom de la rose. Il passa dans sa jeunesse par le Conservatoire, puis par la Comédie-Française. Certes, on a quand même vu son visage quelques fois. Tout le monde ou presque se souvient de lui dans Les Aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury, film dans lequel il jouait le rôle important de Slimane aux côtés de Louis de Funès. Curieusement, cet énorme succès populaire sonna quasiment le glas de la carrière cinématographique de Claude Giraud. Il se reconvertit dans la télévision, se consacra au théâtre avant de devenir, comme on l’a dit, l’une des voix les plus demandées.


Impossible de faire ici la liste complète de ses doublages. L’un des plus marquants fut celui de Liam Neeson dans La Liste de Schindler, où l’interprétation de Giraud donne des frissons. Il fut l’une des voix régulières de Robert Redford (dans Gatsby le magnifique ou Les Hommes du Président), de Tommy Lee Jones (inoubliable voix française pour Le Fugitif), d’Alan Rickman dans les Harry Potter. Il se retrouva également à postsynchroniser entre beaucoup d’autres Anthony Hopkins, Donald Sutherland, Harrison Ford, Paul Newman, Richard Chamberlain. On l’entendit dans de nombreux dessins animés (Ulysse 31), films d’animation ou dans des séries télévisées comme Twin Peaks. Sa voix, riche et variée, reconnaissable entre mille (ce qui n’est pas toujours le cas pour les comédiens de doublage), se coula toujours parfaitement parmi les multiples styles et rôles qu’il interpréta.


L’occasion de rendre ici hommage à un comédien de l’ombre, au travail exigeant et au grand talent, que nous avons tous entendu avec bonheur ne serait-ce qu’une fois.


A bientôt.


Philippe Thonney