Berlinale 2023

Le 08 mars 2023

Blaise Petitpierre avec les contributions de Marvin Ancian, Noémie Baume, Amandine Gachnang, Patrick Graber, Kevin Pereira et Sabrina Schwob

 

Si la plupart des ours échappent aux frimas de l’hiver en hibernant, il n’en est rien du côté de Berlin où les bêtes sortent de leurs tanières afin de récompenser les meilleurs films du début de l’année. Après deux éditions corsetées par les mesures sanitaires, le festival du film international de Berlin est reparti comme en quarante lors de cette 73ème édition. Si le festival jouit d’un certain prestige et qu’il attire des stars de renommée internationale (par exemple Steven Spielberg cette année), c’est surtout une énorme sélection, près de 400 films, couvrant tous les genres et toutes les latitudes d’un cinéma qu’on ne retrouvera pas forcément sur les écrans romands. Ciné-Feuilles a ainsi déployé une large délégation afin de vous faire part des belles découvertes de cette foire à la Currywurst cinématographique, en s’attardant particulièrement sur trois sections du festival: Generation, Panorama et bien évidemment la Compétition. Impossible de couvrir les 51 films visionnés par l’équipe, on se contentera d’activer votre radar cinéphile en partageant nos principaux coups de cœur (et également quelques coups de gueule).


Generation

En bref, on retient Mutt, Desperté con un sueño, L’amour du monde.

La section Generation est une des plus singulières du festival puisqu’il s’agit de films qui parlent de la jeunesse d’aujourd’hui et qui s’adressent également à un plus jeune public. On retrouve donc souvent une perspective fraîche (beaucoup de premiers long-métrages) sur les problématiques de notre époque. Ce regard prend des tonalités subtilement « ramuziennes » lorsqu’il se porte sur une ado d’un petit village de la Côte vaudoise dans L’Amour du monde (de Jenna Hasse, Suisse). Le temps d’un été, on se plonge dans le quotidien de Margaux, tiraillée entre ses impératifs (un stage dans un foyer) et son désir de s’échapper, de découvrir le monde. Malgré certaines pistes qui mériteraient d'être approfondies et une réalisation qui gagnerait à sortir des carcans formels propres au cinéma helvétique, la direction d'acteur et le scénario tiennent la route et ont permis à ce film d’obtenir une mention spéciale du jury.

Du Lac Léman à la Mer du Nord, il n’y a qu’un film, Zeevonk (de Damien Huygue, Belgique). Cette mer emporte soudainement le père de Nina, une adolescente de la station balnéaire d’Ostende. Alors que son deuil passe par un besoin de se confronter et de s’immerger dans le puissant milieu marin, son frère exorcise cette perte dans la musique. Dès lors, l’ambiance sonore aux tonalités électros contribue grandement aux côtés atmosphériques, oniriques, voire fantastique du film. L’aspect dramatique est allégé par des touches d’humour décalé et bien placé.


Laredo, une petite ville texane, est peut-être moins touristique qu’Ostende, mais n’en demeure pas moins intéressante. C’est là que Silvia et Beba, deux exilées mexicaines, mettent en scène leur quotidien dans le documentaire Hummingbirds (USA). Un montage dynamique, ainsi qu’un ton très direct et non dénué d’humour nous raconte leur monde, successivement en anglais ou en espagnol de manière assez indiscriminée, passant agilement d’un idiome à l’autre. C’est une forme de chaleur et de lumière qui se dégage de ce film à la fois lucide, positif et punchy.

C’est en revanche intégralement en espagnol que Felipe fait du théâtre dans Desperté con un sueño (de Pablo Solarz, Argentine, Uruguay), au nez et à la barbe de sa mère. Lorsqu’il décide de se rendre à Buenos Aires depuis l’Uruguay pour passer une audition, il se retrouve confronté à des secrets de famille. Le récit très bien construit va crescendo et s’appuie sur la performance de Luca Ferro, magnétique dans la peau du personnage principal. Le film tire sa beauté de sa simplicité et du regard sensible porté sur ce jeune garçon qui découvre et grandit dans sa pratique artistique.

Récompensé par une mention spéciale du jury et surtout par notre coup de cœur, Mutt (de Vuk Lungulov-Klotz, USA) raconte la transition de genre de Feña, et en particulier la réaction de son père. Dans cette tranche de vie toute crue et très réaliste, Feña est également entourée de personnages bienveillants et aimants comme son ex-petit ami ainsi que sa petite sœur. Le corps de Feña fait l’objet d’une attention particulière dans la manière dont il est filmé et mis en valeur, ce qui permet au spectateur d’observer la beauté et la singularité d’un physique en transition. Au-delà de cet aspect formel, le film est bien écrit, admirablement joué et fait preuve d’une grande justesse. On en sort avec la sensation d'avoir fait un voyage instructif et sensible dans une réalité qui, pour la plupart d’entre nous, peut sembler assez éloignée. Pourtant, des échanges remplis d’amour entre les personnages se dégage une forme de buena onda universelle. Qui ne peut être touché par la solidité rassurante de l’amitié et l’amour filial face aux turbulences de la vie ?


Panorama

En bref, on retient La bête dans la jungle, Reality et on oublie Inside, Perpetrator, Propriedade

D’habitude, la section la plus dynamique et excitante du festival, ouvertement engagée, multiculturelle, queer, féministe et politique. Ici, on capte véritablement le pouls du cinéma indépendant. Hélas ! cette année, à part quelques fulgurances, les films visionnés dans cette section se sont révélés pour la plupart décevants. Pourtant, cela commençait bien avec Reality (de Tina Satter, USA) où comment le FBI procède dans la “vraie vie”, loin de l’imagerie véhiculée et fantasmée par Hollywood. La réalisatrice a repris à la lettre les enregistrements effectués lors de la véritable perquisition du domicile de Reality, une jeune fille a priori sans histoire. Très réussi et malaisant dans son premier acte, le film rentre dans le rang par la suite, tout en restant intéressant.

Dans notre réalité existe la formidable Joan Baez, à laquelle le documentaire Joan Baez I am Noise (de Karen O’Connor, Miri Navasky et Maeve O’Boyle, USA) est consacré. S’il a le mérite de rappeler ô combien cette chanteuse est une personnalité et une artiste admirable, on ne peut que regretter le format si scolaire, télévisuel et sans grande démarche artistique.

Lorsque la réalité est détournée, cela donne Hello Dankeness (du collectif Sodajerk, Australie), un étrange objet filmique composé d’extraits de films, publicités et séries, remontés, redoublés et détournés afin de parler des années Trump. La démarche fait directement écho à l’altération de la vérité et de la réalité qui a été la signature du président orange. Toutefois, le procédé s'essouffle rapidement, ce qui empêche cet exercice de style de transcender son statut de blague maline.

Enfin, la réalité peut être transcendée par le fantastique comme dans El Castillo (de Martín Benchimol, Argentine), un film réussi qui oscille entre le documentaire social et le conte fantastique. Justina a hérité du château dont elle était gouvernante. Avec sa fille, Alexia, elle tente tant bien que mal d’entretenir la bâtisse, mais leurs faibles revenus, la famille de l’ancien propriétaire qui pense toujours être chez elle et l’envie d’ailleurs d’Alexia rendent le quotidien difficile.


Sinon, pas grand-chose à signaler dans le reste de cette section. Perpetrator (Jennifer Reeder, USA) aurait pu être une relecture subversive et contemporaine de la figure du boogeyman, ça n’est qu’un laborieux film de genre aux dialogues indigents. On aurait aussi voulu aimer Inside (Vasilis Katsoupis, Grèce) qui propose un concept original: Willem Dafoe interprète un cambrioleur qui se retrouve enfermé dans la galerie qu’il est venu braquer. Malheureusement, le côté survival est ridicule alors que la fable sur la finalité de l’art est pataude. La déception était également de mise avec Green Night (Shuai Han, Chine) dont les prémices savoureuses (une dealeuse de drogue aide une femme à s’émanciper des griffes d’un mari violent) s’étiolent finalement en une intrigue plate où quelques pointes d’émotion arrivent péniblement à percer. La maladresse affecte encore plus Propriedade (Daniel Bandeira, Brésil), film qui nuit à son propos engagé. Une femme, traumatisée par une agression, peine à vivre normalement. Avec son mari, ils partent donc dans leur ferme. Manque de chance, le personnel sur place se révolte et attaque violemment les propriétaires. Si la question des sans-terre est importante, la violence disproportionnée conduit à prendre en pitié le couple bourgeois et s'impatienter devant le jeu grotesque des paysans.

Cependant, malgré le niveau global assez médiocre de la section cette année, on y a décelé ce qui pourrait être le meilleur film du festival : La Bête dans la Jungle (de Patric Chiha, France). Cette transposition d’une nouvelle d’Henry James dans un club de nuit entre la fin des années 1970 et 2004 s’avère être une superbe expérience cinématographique. Imaginez une rencontre entre Fassbinder et Visconti dans le club mythique du Berghain à Berlin ! Au-delà de cette image, difficile de résumer ce film porté par Anaïs Demoustier, Tom Mercier et Béatrice Dalle impayable en ténébreuse videuse de boîte de nuit. Bien qu’entièrement cantonné aux quatre murs d’une discothèque, le film parvient à rendre compte du temps, des petites et de la grande histoire qui défilent au rythme d’une musique électro endiablée. On en reparlera assurément lors de sa sortie en salles.


Compétition

En bref, on retient Tótem, Roter Himmel, Ingeborg Bachmann – Reise in die Wüste et on oublie Manodrome.

Avec son tapis rouge et sa vingtaine de films internationaux, la Compétition est la section centrale du festival, focalisant la majorité l’attention médiatique. Paradoxalement, c’est aussi la moins attractive pour les critiques de Ciné-Feuilles, probablement échaudé par le niveau relativement médiocre de cette section lors des précédentes éditions. Le comble, ce n’est qu’aucun d’entre nous n’a vu le lauréat de l’Ours d’or, Sur l’Adamant (de Nicolas Philibert, France) qu’on ne manquera pas de vous chroniquer lors de sa sortie le 19 avril prochain. Pour se faire pardonner, on vous rapporte quelques bonnes pioches.

Parmi les nombreuses personnalités qui ont donc foulé le tapis rouge, on a entrevu Vicky Krieps venue défendre Ingeborg Bachmann - Reise in di Wüste (de Margarethe von Trotta, Autriche). Après le personnage de Sissi dans Corsage, elle incarne à nouveau une figure historique dans le rôle de cette fameuse autrice autrichienne. L’actrice luxembourgeoise crève l’écran et est sans conteste le point fort d’un film qui, en s’attardant en parallèle sur deux segments de la vie de la poétesse, est classique, mais très beau.


Dans Roter Himmel (de Christian Petzold), Leon et Felix sont deux amis qui s’exilent sur la côte baltique pour travailler. Le premier termine son manuscrit, le second assemble son portfolio pour rejoindre une école d’art. Sur place, ils rencontrent Nadja et Devid qui vont chambouler leurs plans. Alors que la forêt environnante brûle, c’est bien du feu des émotions du groupe dont le film parle. Ce deuxième opus d’une trilogie entamée avec Ondine en 2020 est une œuvre qui étonne et captive en mélangeant les genres. Son ours d’argent n’est pas volé !

Moins ardent, mais quand même très chaud, l’outback australien filmé dans un somptueux noir et blanc de Limbo (Ivan Sen, Australie). On y suit un enquêteur énigmatique chargé de rouvrir une affaire classée. Celui-ci rouvrira surtout d’anciennes blessures, tout en étant témoin du racisme ambiant contre les peuples aborigènes. Une histoire qui prend son temps, empreinte d’une atmosphère putride, mais parfois déchirée de fulgurances poétiques.


Le grand chariot de Philippe Garrel (France) n’est pas de feu. Le réalisateur réunit pour la première fois ses trois enfants devant la caméra. Ainsi, Louis, Esther et Léna Garrel incarnent une fratrie de marionnettistes qui peine à joindre les deux bouts. Évoquant l’artisanat, la famille, l’amour ou encore le deuil, une œuvre qui parle surtout d’elle-même et lasse au point d’en devenir anecdotique... sauf pour le jury qui lui a décerné l’Ours d’argent de la meilleure réalisation.


Pour un beau film sur la famille et la filiation, c’est vers Tótem (de Lila Avilés, Mexique) qu’il faut se tourner. C’est un superbe récit initiatique d’une enfant confrontée à un deuil à venir. Sol (épatante Naíma Sentíes), 7 ans, passe la journée chez son grand-père pour participer à l’organisation de l’anniversaire de son père malade. Le joyeux chaos qui règne dans la maison familiale, vu à travers les yeux de la petite fille, offre des moments lumineux malgré la gravité du sujet. Poignant.


Pour finir sur la Compétition, nous ne pouvons pas nous empêcher de partager l’effarement qui nous saisit devant Manodrome (de John Trengove, USA) qui surfe maladroitement

Ce n’est pas l’indifférence, mais l’effarement qui nous saisit devant Manodrome (de John Trengove, USA) qui tente de surfer sur la guerre des genres. La bonne idée de plonger dans les milieux masculinistes extremistes est ici gâchée par des personnages caricaturaux (pourtant interprétés par les solides Jesse Eisenberg et Adrian Brody), des enjeux psychologiques réduits à des daddy issues et un scénario brouillon, superficiel et embarrassant. #MeNeither

 

Mais encore…

On retient Regardless of us, Infinity Pool, L’ultima notte di Amore, Le Gang des Bois du Temple, White Plastic Sky.

Voici encore quelques films remarqués dans les autres sections, rétrospectives ou autres projections spéciales qu’il serait dommage de passer sous silence.

Le prolifique (et souvent brillant) réalisateur sud-coréen Hong Sang-soo était à Berlin et on a pu constater qu’il n’avait pas que des admirateurs dans le public, mais aussi parmi les réalisateurs de son pays. Comment ne pas penser à son cinéma devant Regardless of us (de Yoo Heong-jun, Corée du Sud), dans lequel une protagoniste alitée reçoit la visite de plusieurs personnes de l'équipe d'un film dans lequel elle tenait le premier rôle. Sans souvenir du tournage, elle s'en laisse conter différentes versions qui prendront forme dans la deuxième partie de l'œuvre. La mise en abyme et les plans fixes en noir et blanc offrent une jolie ode au pouvoir mnésique du médium.

Coïncidence ou pas, deux générations de Cronenberg étaient à l’honneur du festival. Le plus jeune Brandon y présentait Infinity Pool (Canada) qui propose un voyage bien dérangeant dans la psyché de riches touristes venus assouvir leurs envies sanguinaires et sexuelles dans un complexe hôtelier de luxe. Bien qu’il n’ait pas l’originalité de ses précédents films, ce nouvel opus parsemé de séquences psychédéliques et délicieusement perverses soulève des réflexions intéressantes. De son côté, David (le père de Brandon) proposait également une odyssée complètement hallucinante dans la psyché de l’écrivain tourmenté William S. Burroughs, avec une projection d’une nouvelle copie du Festin nu (Canada), rappelant combien ce classique de 1991 était une expérience audacieuse.

Après avoir hanté Naples dans un des plus beaux films de 2022 (Nostalgia), le charismatique acteur Pierfrancesco Favino nous fait explorer le côté obscur de la Milan corrompue dans L’ultima notte di Amore (d’Andrea Di Stefano, Italie). Ce film raconte la descente aux enfers d’un flic, certes éminemment sympathique, mais baignant dans des affaires peu claires, lors de la dernière nuit avant sa retraite. Une intrigue resserrée, mais foisonnante servie par des personnages hauts en couleur fait que l’on ne s’ennuie pas une minute. That’s amore !

Tout autant urbain malgré un registre complètement différent, Le Gang des Bois du Temple (de Rabah Ameur-Zaïmeche, France) renouvelle avec intelligence l’imagerie hautement codifiée du film de banlieue, notamment par la présence de deux scènes qui touchent à la grâce, l’une consacrée à la danse extatique d’un prince saoudien, l’autre à la douce figuration d’un chant grégorien. Le réalisateur poursuit ici son œuvre cohérente, à la fois façonnée par un rejet de toute forme de manichéisme et la consolidation de son anarchisme conséquent.

Pour terminer sur une touche d’espoir (ou pas), mentionnons la fable écologique et dystopique White plastic sky (de Tibor Bánóczki et Sarolta Szabó, Hongrie), dans lequel à sa mort – anticipée ou non –, l'individu se transforme en arbre, permettant ainsi d'oxygéner et nourrir le reste de la population. Dans ce surprenant film d'animation, les techniques employées, notamment la rotoscopie, impressionnent par leur effet de réalisme. Dommage que le récit, qui fait écho aussi bien à Orphée et Euridis, qu'à Roméo et Juliette présente quelques faiblesses dans sa narration, plombant inutilement le rythme du film. Pas de quoi jeter ce film, même dans un container de recyclage.


Palmarès

Ours d’Or Meilleur film: Sur l’Adamant (de Nicolas Philibert)


Ours d’argent

Grand prix du jury: Rotter Himmel (de Christian Petzold)

Prix du jury: Mal Viver (de João Canijo)

Meilleure réalisation: Philippe Garrel pour Le Grand chariot

Meilleure interprétation d’un premier rôle: Sofía Otero pour 20,000 especies de abejas (de Estibaliz Urresola Solaguren)

Meilleure interprétation d’un second rôle: Thea Ehre pour Bis ans Ende der Nacht (de Christoph Hochhäusler)

Meilleure scénariste: Angela Schanelec pour Music (d’Andrea Schanelec)

Meilleure contribution artistique: Hélène Louvart pour la photographie de Disco Boy (de Giacomo Abbruzzese)