L'édito de Invité.e - Attaches

Le 13 décembre 2023


«Et si ce n’était pas le choc qui nous faisait, mais les débris?» À 30 ans, Ocean Vuong publie un premier roman, une longue lettre adressée à sa mère; analphabète, elle ne le lira pas, il le sait. Trois ans plus tard, il livre avec Time Is A Mother un second recueil de poésie porté par le deuil; décédée, sa mère ne le lira pas et il le sait. Chacune des pages de ces livres est pourtant empreinte de l’urgence d’un contact avec sa mère, une chambre vide - de parler aux fantômes. De biais et il le sait, par la diagonale, il le sait. En fait, attester d’une relation qui a été, d’une histoire familiale, même amère, fixer quelque chose par les mots. Or l’impossibilité sourde de sceller le lien est là, avant même sa tentative. Comment est-ce qu’on écrit les choses qui ne se disent pas? C’est que les cordons se tissent dans le silence, dans l’invisible. Se concrétisent hors du concret, c’est leur force taquine. Mais pourquoi l’écrivain s’obstine-t-il à s’adresser à des oreilles qui ne l’entendront pas? Solidifier sa propre existence, la piste ne tient pas. Avec Je t’oublierai tous les jours, Vassilis Alexakis jouait pourtant quinze ans plus tôt le même jeu. Le temps est une mère, l’oubli un quotidien. La quête d’un lien au monde une impossible aventure qui toujours se heurte au vacarme de ce même monde. Alors, des débris.

Là, d’un fils à une mère. Mais qu’est-ce qu’on fait en retour de la transmission? En fait, qu’est-ce qui s’ancre?

Le corps, la terre, les relations, où est l’enracinement? Dans le cadavre que l’on ramène au village, ainsi de L’Arbre aux papillons d’or, dans la justification légale d’un amour, ainsi de Priscilla, dans le maintien à deux d’une relation initialement triangulaire, ainsi de La Fille de son père? Il y a des réponses, évidemment. Mais que l’on observe le nouage de «solidarités mystérieuses», c’est certain. Et rien ne prend racine de ce côté-là, tout bouge. Pour le meilleur et pour le pire.

Parler des liens en décembre, c’est ne pas parler de Noël. À sa place, parler de l’ombre, là où sont les attaches. Pas une parole de plus sur le fracas transparent de fêtes qui disent leur nom trop fort, qui sont à ce titre forcément louches, coupables à l’arraché.

Alors.

Quelle quantité de nos relations est dite? Quelle autre existe dans le demi-jour?

Moi, je ne sais toujours pas parler aux spectres.


Pierre-Paul Bianchi