L'édito de Anthony Bekirov - Alger 1516/2023 : invasion culturelle et prise d’otage intellectuelle

Le 21 juin 2023

Au début du 16ème siècle, Alger était une importante base pour les corsaires et les pirates qui opéraient en Méditerranée. L'Empire ottoman était également présent dans la région et soutenait ces activités. En 1510, l'amiral espagnol Don Diego de Vera a mené une expédition contre Alger dans le but de mettre un terme aux attaques des pirates et de protéger les intérêts espagnols dans la région. Cependant, l'expédition s'est soldée par un échec, et les Espagnols ont été repoussés par les forces ottomanes et les corsaires locaux. L'assaut espagnol sur Alger en 1510 faisait partie des nombreuses confrontations entre les puissances européennes et les forces ottomanes pour le contrôle des routes commerciales en Méditerranée. Ces affrontements étaient souvent motivés par des intérêts économiques et stratégiques, ainsi que par des rivalités religieuses entre les chrétiens et les musulmans à cette époque.

Le film La Dernière Reine d’Adila Bendimerad et Damien Ounouri (dont vous pouvez lire une critique dans nos pages) nous plonge au cœur de ce conflit, à Alger en 1516. L’émir de la ville, Salim at-Toumi, était favorable aux Espagnols et reconnaissait la suzeraineté de Ferdinand le Catholique. Les habitants toutefois ne l’entendaient pas de cette oreille et firent appel au pirate Oruç Reis dit Aroudj Barbarossa, le fameux corsaire Barberousse. Forcé de plier devant le risque de sédition de son peuple, at-Toumi aida Barberousse à repousser les Espagnols d’Alger. Mais à peine la ville reconquise, Barberousse assassina at-Toumi et brigua le pouvoir. Seule personne à lui faire face, la princesse veuve Zaphira. Barberousse tomba sous son charme et tenta malgré son crime odieux de la conquérir elle aussi. Mais le cœur des hommes est une forteresse autrement plus impénétrable que les remparts d’une ville. Zaphira préféra donc se donner la mort que se donner à celui qui a tué son mari.

Belle histoire n’est-ce pas ? Ce récit, le film veut vous faire croire qu’il nous vient d’Algérie, qu’il fait partie du patrimoine historique du pays. Une femme forte, princesse d’une ville résistante, dans une nation qui tient tête à l’envahisseur. Tout ceci, en réalité, est faux. L’histoire de Zaphira est l’invention romanesque de Jacques Philippe Laugier de Tassy, chancelier du consulat français à Alger en 1717-1718, pour son Histoire du royaume d'Alger, publiée en 1725. Les historiens sont désormais unanimes pour reconnaître que les missives prétendument échangées entre Barberousse et Zaphira répondent parfaitement aux codes de la littérature française du 18ème siècle et n’ont rien d’arabe. Nous sommes donc avec La Dernière Reine face à un cas fascinant de reconnaissance a posteriori par la culture indigène d’un symbole culturel inventé à son insu. Comme fut le cas pour le sirtaki, cette danse faussement grecque inventée par le chorégraphe Jean Vassilis en 1964 pour les besoins du film Zorba le Grec et qui est devenue depuis un élément du folklore hellène. Est-ce la victoire d’une culture indigène capable de se réapproprier un fantasme exotisant à son propos ? Ou, au contraire, la victoire de l’envahisseur culturel qui a provoqué quelque chose entre l’amnésie historique et un syndrome de Stockholm ? Nous laissons au lecteur le soin de trancher.

Que ce soit dans son propos et dans ce qu’il représente, La Dernière Reine offre, peut-être malgré lui, une piste de réflexion autour du rôle non-négligeable du cinéma dans les invasions – politiques, historiques, intellectuelles.