Berlinale 2024

Le 06 mars 2024

Après avoir dressé les léopards locarnais, Carlo Chatrian a-t-il dompté les ours du Brandenburg? Cette 74e édition du festival signe en effet la dernière du directeur artistique et de son acolyte Mariette Rissenbeek, tous deux débarqués en 2019. Dès l’année prochaine, le festival promet de revoir sa structure et sa programmation. Car encore cette année, c’est toujours la même rengaine pour qualifier cette fête de la bière du film: beaucoup de films, une sélection principale peu alléchante, des sélections parallèles plus prometteuses et au milieu d’un fatras d’images souvent médiocres, quelques fulgurances ou autres perles à découvrir. Faisons le tri!


Compétition

En bref, on retient A Traveler’s Need et L’Empire. On oublie Pepe et Another End.

Autant le dire d’entrée, la sélection officielle du festival ne fait jamais rêver. Pire, elle fait souvent office de corvée pour ceux chargés de la couvrir. C’est fort dommage, car au milieu de la médiocrité ambiante, certaines bonnes surprises se distinguent (rappelez-vous de Sur l’Adamant, Ours d’or en 2023). Cette année ne fait pas exception. Il faut dire que nous n’avons malheureusement pas pu visionner le vainqueur de cette sélection, Dahomey de Mati Diop (France/Sénégal/Bénin).

Les francophones étaient particulièrement bien représentés cette année. Parmi les quatre films en langue de Molière (sur 20 au total), seul L’Empire de Bruno Dumont (France/Italie/Allemagne/Belgique/Portugal) a retenu notre attention. Il faut dire que depuis son annonce ce projet titillait nos curiosités. Voilà Bruno Dumont, qui a si souvent filmé la ruralité du nord de la France, se lance dans un film de science-fiction dans la veine de Star Wars, avec Fabrice Luchini dans le rôle d’un empereur galactique. Eh bien étonnamment, la collision entre la campagne si chère à Dumont et le «space opera» fonctionne du tonnerre. Plutôt que de pasticher les codes du genre, le metteur en scène se les approprie pour mieux universaliser sa démarche commencée il y a 25 ans avec La Vie de Jésus, en collisionnant amateurs et professionnels, terroir et cosmos, village et cité, hommes et femmes.

C’est aussi une forme d’aboutissement que pourrait constituer A Traveler’s Needs de Hong Sang-soo (Corée du Sud). Les films de Hong Sang-soo témoignent toujours des immenses potentialités de l’art pauvre. Son dernier film ne déroge à ce titre aucunement à la règle et continue de creuser dans l’insignifiance. Le maître coréen pousse ici l’épure à un degré tel qu’il semble désormais ne subsister dans son film que la présence opaque de ses acteurs, dont les corps se gênent. Ce qui crée immédiatement une grande drôlerie burlesque, et qui n’a pour enjeu narratif que l’occupation du cadre offerte par la caméra. Espace restreint et anonyme, d’autant plus vrai et émouvant. Un modeste contre-monde opposé au macrocosme spectaculaire et irréel dans lequel nous baignons. Un îlot précieux comme le vide.

L’épure, voilà qui aurait dû inspirer les autres auteurs en Compétition. Très prometteur par sa forme (notamment par ses mouvements de caméra et ses plans-séquences), La Cocina d'Alonso Ruizpalacios (Mexique, USA) se fourvoie, en raison même de ses ambitions, qui prennent le dessus sur le récit. On entre dans les cuisines d’un «steakhouse» à Times Square en même temps qu’une jeune mexicaine qui, grâce à un quiproquo, se retrouve engagée. La mixité sociale du lieu et l’opposition entre les cuisines et la salle du restaurant - qui, hélas, ne propose pas une délimitation de ces espaces aussi signifiante que Festen - n’y feront rien. Le potentiel politique du récit est évincé par la présence de Pedro (Raúl Briones Carmona), Mexicain travaillant au noir. Dont les difficultés rencontrées et la violence, excitée par sa relation passionnelle avec Julia (Rooney Mara), à contre-emploi, semblent bien plus être le résultat de son tempérament, que des conditions déplorables dans lesquelles il évolue.

Dans la Compétition internationale, c’est A Different Man d'Aaron Schimberg (USA) qui représente les studios A24, très présents dans cette édition avec pas moins de trois autres films dans les sections parallèles. Un acteur difforme trouve un moyen de soigner sa laideur dans l’espoir d’être plus «bankable». Mais la désillusion est grande. Une fois «guéri», il se fait écarter au profit de comédiens monstrueux. Sur le papier, ce questionnement sur la représentation - voir l’appropriation - des différences par le monde de l’art est prometteuse. Malheureusement, le film se prend les pieds dans le tapis en étant trop métaphorique et maniéré pour créer de l’empathie avec ses personnages. Il combine tous les tics des films indépendants américains (image granuleuse, remise en question du milieu «arty» new-yorkais, intrusion de fantastique et d’effroi). Par ailleurs, il reprend beaucoup d’éléments propres au cinéma d’Ari Aster (ici à la production) sans avoir le talent du cinéaste. Le film a quand même valu une récompense à Sebastian Stan (connu pour son rôle d’antagoniste dans Captain America) pour sa performance dans ce film.

Mentionnons enfin deux œuvres typiquement représentatives de la médiocrité de cette section, Pepe de Nelson Carlos De Los Santos Arias (République dominicaine/ Namibie/Allemagne/France) et Another End de Piero Messina (Italie). Pepe propose un postulat intéressant, en nous plongeant dans les divagations d’un hippopotame déporté depuis l’Afrique du Sud jusque dans la ménagerie privée de Pablo Escobar. Mais l’approche pompière et prétentieuse de son auteur (récompensée pourtant par un Ours d’argent) qui aborde moult questions (philosophiques, écologiques, sociologiques, anthropologiques…) avec la subtilité d’un Jeff Koons, rend cet essai expérimental particulièrement balourd et imbuvable. En même temps, c’est cohérent avec les hippopotames. Dans un tout autre style bien plus conventionnel, Bérénice Bejo et Gael Garcia Bernal ont beau se démener comme de beaux diables pour nous expliquer le concept SF d’Another End, on se demande ce qui a pu les convaincre de s’engouffrer dans un film aussi banal, peu original et tellement calibré pour des plateformes comme Netflix.


Panorama

En bref, on retient Sex, Janet Planet et Cu Li Never Cries.

Cette section non compétitive est, comme son nom l’indique, un excellent moyen de prendre le pouls des films d’auteur qui ont vocation à sortir pendant l’hiver et le printemps. On y retrouve pas mal de films présentés au Festival de Sundance ou lors d’autres événements hivernaux (voir par exemple Les Paradis de Diane présenté au Journée de Soleure en janvier dernier, critique en p. 14).

Ça n’est d’ailleurs pas au Festival de Sundance, mais à celui de New York qu’avait été présenté Janet Planet d'Annie Baker (USA/Royaume-Uni) en octobre dernier. Ce film à l’atmosphère ouateuse se concentre sur le quotidien de Lacy, une jeune fille passant plus de temps avec des figurines, dont elle prend soin, que des enfants de son âge, pendant des vacances d’été, au début des années 1990. Le récit, délicat et amusant, relate son attachement excessif et possessif à sa mère, compromettant la présence d’hommes dans la vie et le lit de cette dernière. La manière de retraduire les sons, de filmer la nature qui environne la maison ainsi que la lumière enrobant les personnages plongent le spectateur·rice dans une douce rêverie.

La douceur, le dialogue et la bienveillance sont également des qualificatifs qui siéent bien à Sex de Dag Johan Haugerud (Norvège), une comédie émancipatrice sur les vertus de l’écoute et du dialogue. Il y est question de deux ramoneurs, pères de famille, qui se posent des questions quant à leur identité de genre et orientation sexuelle. En discutant frontalement de ces problématiques avec leurs proches, ils prouvent que l’écoute et la discussion sont des piliers fondamentaux de l’humanisme. Avec une approche très orientée sur la parole, rappelant les meilleurs Woody Allen, cette comédie à la sérénité typiquement scandinave donne du baume au cœur.

Le premier long métrage du jeune cinéaste Pham Ngoc Lân confirme la bonne forme du cinéma vietnamien, après L'Arbre aux papillons d'or l’année passée. Cu Li Never Cries narre le retour d’une femme ayant vécue en Allemagne dans son village natal vietnamien. Les retrouvailles avec sa famille, et notamment sa nièce, sont l’occasion d’une exploration du décalage qui est né entre elles au fil des années de séparation. Plans longs, mise en scène sobre, étrangeté qui infusent chaque photogramme et étude de l’incommunicabilité entre les personnages: le film semble tout droit sortir du cinéma d’Antonioni. Pour notre plus grand plaisir.  

Enfin, le nouveau film de Jérémy Clapin constituait une grosse attente de ce festival. Celui qui avait surpris tout le monde en 2019 avec J’ai perdu mon corps, un film d’animation récompensé à Cannes et nommé aux Oscars, est de retour avec des acteurs en chair et en os dans Pendant ce temps sur Terre (France). Malheureusement, cette proposition originale est quelque peu écrasée par l’ambition et la générosité de son auteur. En cumulant les ruptures de ton et en intercalant des séquences en animation qui casse le rythme, le film souffre d’un manque de cohésion et d’identité. On retiendra la révélation Megan Northam, la comédienne qui porte le film sur ses épaules. 


Forum

En bref, on retient Holly Week et on oublie Reas.

La section Forum se focalise généralement sur des films plus avant-gardistes ou expérimentaux, en résonance directe avec les sujets sociaux et culturels qui agitent l’actualité. Il s’agit d’une véritable mine d’or pour y dénicher les nouveaux et futurs talents.

Par des plans maîtrisés, divisant l’espace en trois (un chemin entre des collines par exemple), et des couleurs froides, Holy Week d'Andrei Cohn (Roumanie/Suisse) porte de manière saisissante à l’écran le thème de l’ostracisme, dans un village roumain, d’une famille juive, vivant du commerce de vin et de produits fermiers. L’antisémitisme partagé de la fin du 19e siècle est évident, et justifie des comportements intéressés, cruels et humiliants, avant que le film ne repose progressivement sur une ambiguïté. Du point de vue du personnage du père, Leiba, il devient difficile de savoir si les actes répétés de violence à son égard le rendent paranoïaque ou si la menace de son ex-employé, qu’il a viré, est réelle. Le jugement porté sur l’acte final de Leiba dépend, et c’est regrettable, de cette interprétation.

Bien qu’il ne soit pas nécessaire de traiter sérieusement de sujets qui le sont pourtant, Reas de Lola Arias (Argentine/Allemagne/Suisse) échoue à nous sensibiliser au quotidien d’anciennes détenues qui, pour le film, rejouent leur incarcération. La solidarité entre elles, qui s’apparente à celle d’une grande famille soudée, l’absence ou la relativisation des conflits (s’exprimant de façon non violente, par une «battle» par exemple) et les mariages entre elles, laisse penser que la vie en prison n’est pas si désagréable.

L’Ukraine était également présente dans plusieurs films à la Berlinale. Parmi eux, The Editorial Office de Roman Bondarchuk (Ukraine/Allemagne/Slovaquie/Tchéquie), une satire qui critique l’élite politique et médiatique. Tourné peu avant le début de la guerre, le film saisit bien la médiocrité ambiante qui a contribué, entre autres, à l’horrible conflit qui s’en est suivi. Cependant, cette caricature souffre d’un manque de rythme et de cohérence, ce qui l’empêche d’atteindre le mordant d’un Radu Jude, référence ici évidente.  

L’essai politique convaincant du festival, c’est plutôt Oasis (Chili), premier documentaire des réalisateur·rice·s Tamara Uribe et Felipe Morgado. Le film-choc prend pour arène les manifestations et émeutes qui ont embrasé le Chili en 2019, à la suite à des mesures d’austérité mises en place par le gouvernement, et qui ont mené à un vote sur une révision de la constitution de Pinochet en 2022. Ce programme dense est rendu par des moyens formels simples: plans fixes et larges extrêmement bien cadrés - presque des tableaux - ainsi qu’absence de voix off qui viendrait plomber ces images. Le politique est alors immédiatement traduit en une problématique spatiale et géométrique. Il s’agit pour chaque «personnage» de gagner sa place dans le cadre qui, loin d’enfermer, est ici une fenêtre, un porte-voix.


Mais encore…

On retient Abiding Nowhere, Averroès & Rosa Parks, Love Lies Bleeding, Une famille…

Voici encore ce qui a marqué notre rétine dans les autres sections de la Berlinale (Berlinale Special, Encounters, Generation). Recife devient, dans Sleep With You Eyes Open de Nele Wohlatz (Brésil/Taïwan/Argentine/Allemagne), le lieu de rencontres entre des personnes de classes sociales et d’horizons différents, gravitant autour d’un même gratte-ciel, luxueux - évoquant ainsi les films de Kleber Mendonça Filho (Les Bruits de Recife notamment), producteur sur ce projet. Kai originaire de Taïwan, arrivée seule dans la ville brésilienne, son conjoint, qu’elle a attendu à l’aéroport, l’ayant quittée. Elle découvrira une série de cartes postales, sur laquelle une femme, venant de Chine, mais installée en Argentine, narre en espagnol ses aventures en ce lieu, avec des employés de sa tante. Le film offre de ce fait une réflexion plaisante sur la traduction, des mots comme des expériences.

Abiding Nowhere est le dixième film de la série Walker, initiée par Tsai Ming-liang en 2011, ayant pour principe de filmer la marche extrêmement lente d’un moine bouddhiste en public. Véritable film d’installation, ce nouvel opus cherche moins à restituer les heurts entre les passants et le moine - comme c’était par exemple le cas dans Le Voyage en Occident (2014) - que les détails matériels du réel. Le moindre froissement de la kesa du moine, la moindre modulation dans la lumière, ressortent ici avec une immense précision. Notre œil est toujours aux aguets, comme devant une série de tableaux, Tsai Ming-liang s’apparentant au plus peintre des cinéastes contemporains. Grandiose.

Premier long métrage de l’écrivaine Christine Angot, Une famille s’avère être une bonne surprise. On peut être agacé par la persona de la réalisatrice, mais cela ne doit pas nous rendre aveugles aux qualités cinématographiques de son film. Racontant le sujet autour duquel tourne toute son œuvre littéraire - la série de viols incestueux qu’elle a subie durant sa jeunesse - Angot n’hésite pas à aller dans le cru. Elle apostrophe frontalement les membres de son entourage qui sont restés silencieux devant l’ignominie, dotant le métrage d’une intensité rarissime. Nous nous souviendrons notamment d’une scène étourdissante dans laquelle Angot «s’entretient» avec sa belle-mère. C’est sans compter sur la richesse théorique du film, qui ne cesse de compliquer son programme, l’hybridant par exemple d’images d’archives. Une famille se transforme alors en une quête mémorielle assez vertigineuse.

 L’émancipation du patriarcat est aussi au cœur de Love Lies Bleeding de Rose Glass (USA/Royaume-Uni), permettant le retour sur le tapis rouge berlinois de l’actrice Kristen Stewart, présidente du Jury l’année dernière. La réalisatrice avait déjà fait forte impression avec son univers baroque et gothique dans son premier long métrage, Saint Maud. Avec ce nouveau thriller queer et romantique sur fond de body-building et d’Americana très eighties, elle confirme son talent pour créer des images aussi fortes que ses personnages. Lou et Jackie s’aiment passionnément et nous embarquent dans un «vigilant movie» qui s’attaque littéralement au patriarcat. La salle de gym est une excellente opportunité pour filmer des corps en mutation, qui se renforcent comme jamais.

Enfin, une année après avoir remporté l’Ours d’or avec son documentaire, Sur l’Adamant, Nicolas Philibert propose un deuxième volet, Averroès & Rosa Parks (France), sur le milieu psychiatrique, en portant son attention, cette fois-ci, sur les interactions entre psychiatres et patient·e·s lors d’entretiens, le plus souvent individuels. Le manque de personnels, pour une prise en charge optimale, y est subtilement dénoncé. Néanmoins, l’intérêt principal du film réside dans sa représentation des personnes internées, qui impressionnent par leur répartie, la qualité de leur expression, leurs références philosophiques et littéraires. Leur fragilité, émotionnelle surtout, et leur refus de se confronter, de manière amusante parfois, aux faits («Tu ne vas pas m’embêter avec la réalité», dira l’une d’entre elles à sa mère, reconnaissant dans les personnes de son entourage des fantômes du passé) nous touchent également. Le documentaire va pourtant trop loin. En effet, lors de la séquence finale, il place le spectateur·rice dans une position voyeuriste, en exposant la situation douloureuse d’une patiente âgée, paranoïaque, peinant à respirer, avec des brûlures, récentes, sur le visage.


Blaise Petitpierre, Sabrina Schwob et Tobias Sarrasin


Palmarès

Ours d’or

•  Meilleur film: 

Dahomey de Mati Diop (France/Sénégal/Bénin, 2024)


Ours d’argent

•  Grand Prix du Jury: 

A Traveler’s Needs (Yeohaengjaui pilyo) de Hong Sangsoo (Corée du Sud, 2024).

•  Prix du Jury: 

L’Empire de Bruno Dumont (France/Italie/Allemagne/Belgique/Portugal, 2024).

•  Meilleure réalisation: 

Nelson Carlos De Los Santos Arias pour Pepe (République dominicaine/Namibie/ Allemagne/France, 2024).

•  Meilleure interprétation d’un premier rôle: 

Sebastian Stan dans A Different Man d’Aaron Schimberg (USA, 2023).

•  Meilleure interprétation d’un second rôle: 

Emily Watson dans Small Things Like These de Tim Mielants (Irlande/Belgique, 2024).

•  Meilleur scénariste: 

Matthias Glasner pour Sterben (Dying) de Matthias Glasner (Allemagne, 2024).

•  Meilleure contribution artistique: 

Martin Gschlacht pour la photographie de Des Teufels Bad (The Devil’s Bath) de Veronika Franz et Severin Fiala (Autriche/Allemagne, 2024).