59es Journées de Soleure

Le 08 février 2024

C’est par une soirée humide d’hiver, où le brouillard s’était invité jusqu’aux abords des remparts de la charmante ville fortifiée de Soleure, que se sont ouvertes les 59es journées du cinéma suisse dans une Reithalle encore et toujours pleine à craquer. Un enthousiasme sérieux qui a su se manifester, malgré les palpables -6° degrés ambiants, puisque la majorité des projections ont satisfait un auditoire qui s’est comptabilisé à 63’000 entrées cette année. Un signe du vif intérêt exprimé par un public professionnel et amateur. Une édition qui avait reçu 440 soumissions pour 238 œuvres cinématographiques sélectionnées. Réparties en 7 catégories, 10 prix et 4 programmes de conférences / discussion, dont le lancement de «SO PRO» qui a cristallisé le secteur professionnel du festival. La semaine du 17 au 24 janvier derniers fût donc riche, enjouée et acclamée.


«SO PRO»

Composé de sessions de «pitching», ateliers, tables rondes et débats, également ouverts au public, l’événement «SO PRO» fait écho aux nouvelles directives du cinéma suisse mises en application cette année. Lové au sein du charmant Théâtre municipal de Soleure, le programme met en lumière les défis inhérents au marché cinématographique contemporain. Il concerne notamment la parité au cœur de la branche et les nouveaux systèmes de financement nationaux et internationaux. Dans ses spécificités, le Conseil fédéral a adopté l’augmentation des subventions pour les productions suisses à hauteur de 18 millions par année à partir de 2024, ainsi qu’une obligation d’investissement à hauteur de 4% du revenu pour les distributeurs télévisuels et films en ligne sur le territoire. Parallèlement, une baisse de la redevance RTS a été proposée par le conseil, donnant lieu à des discussions entre les organismes, afin de redéfinir les contextes de production actuels et de questionner également leurs performances sur le long terme. Ainsi, la création de «SO PRO» a pour objectif de renforcer le professionnalisme et la portée du cinéma suisse en tant qu’acteur économique. Mais le but de ce nouveau format de rencontre était avant tout d’engager le dialogue entre les différents acteurs du milieu et de mieux soutenir la création helvétique d’aujourd’hui.


Les Paradis de Diane de Carmen Jaquier et Jan Gassmann

Lors de la dernière édition, Carmen Jaquier avait remporté le Prix Opera Prima avec Foudre et son univers sonore et visuel remarquable. Son partenaire à la ville, et désormais également à la réalisation, Jan Gassmann, y avait présenté la fiction plutôt réussie 99 Moons. Ils reviennent cette année avec un film réalisé conjointement, présenté en ouverture du festival, et sélectionné dans la section Panorama de la Berlinale. Dès les premiers plans, on se retrouve dans l’intimité de Diane avec une scène de sexe crue mais sans être dérangeante. Les images suivantes la montrent sans transition en train d’accoucher, avant de quitter discrètement l’hôpital. Sa fuite représente l’abandon de ce nouveau-né qu’elle ne parvient pas à prendre dans ses bras. S’en suit une déambulation ponctuée de rencontres et de mises en danger. Une impression indéniable de spontanéité, de transgression et de liberté se dégage du film, porté tout entier par la remarquable performance de Dorothée de Koon dans le rôle principal. Un film courageux qui a le mérite de porter à l’écran une thématique jusqu’ici peu visibilisée puisqu’elle a trait à la maternité dans ses touches obscures et anxiogènes.

     Ce sont peut-être autant les paradis de Diane, que la manière dont ils sont filmés qui donne au film un air si artificiel et surfait. Le vide intérieur effrayant auquel elle semble faire face, alors qu’elle se rend compte qu’elle n’est pas en mesure d’endosser son rôle de mère, occupe une place centrale, mais en creux puisqu’elle n’a de cesse de s’agiter et de se mettre en danger. Ce qui semble lui éviter de contempler l’abîme dans lequel elle se trouve projetée. La caméra se place au plus près de Diane, multiplie les gros plans et les mouvements rapides, voire saccadés, lorsqu’on la suit en rue. Le tout couplé à une esthétique distante de la netteté habituelle de la haute définition, habituelle au téléfilm. Ces partis pris esthétiques confèrent ainsi au film un petit côté désuet et grisâtre qui évoque la fin des années 1990 et le bétonnage outrancier. Vient alors la scène où Diane se déplace rapidement dans une foule citadine anonyme, affublée d’une perruque bleu pétant, dont il ressort carrément un air de déjà vu du cultissime Lola rennt (Tom Tykwer, 1998). Cours toujours (…) vers quoi? Qu’importe, il s’agit de rester en mouvement pour éviter l’effondrement.

     L’impression de vide qui infuse tout le récit est probablement renforcée par le non-lieu architectural que représente la station balnéaire de Benidorm dans laquelle la fuite de la jeune femme est filmée. Filmée un peu à la manière d’un Las Vegas espagnol (aux dires de Gassmann), à défaut d’avoir les moyens d’envoyer l’équipe de tournage outre-Atlantique. Il semble donc que l’effet produit sur les spectateurs soit un parti pris assumé, ce qui a pour conséquence une forme de lassitude pour celui qui suit Diane, et comportant de ce fait le lot d’émotions qui la traversent. En arrière-fond, des lieux où l’on passe sans vraiment y vivre, où l’on se regarde, bref, où on «paraît» avant tout.

     

Laissez-moi de Maxime Rappaz

Présenté en 2023 à l’ACID à Cannes et remporté la Mention spéciale «Focus Competition» lors du Zurich Film Festival la même année, Laissez-moi ouvre un espace atypique, entre tourment personnel et dialogue sentimental. Une bien curieuse ambiance plane sur ce premier long métrage du réalisateur genevois Maxime Rappaz; où les sujets explorés sont aussi étranges que captivants. Le film survole le désir et la sexualité des seniors, le repli sur soi, la lassitude au cœur du Valais, et expose une écriture qui a eu le temps de décanter. Le tout, dans un décor inspiré des années 1980, avec quelques détails chics, superficiels voir un peu incongrus, au milieu de ce vaste espace quasi dépeuplé. On s’y sent seul, comme Claudine (Jeanne Balibar), traînant le pas aux abords d’un barrage valaisan, qui s’apprêta à prendre, comme chaque mardi, la même télécabine qui lui fera oublier son écrasante routine.

     De nature ténébreuse, dont l’élégance rivalise d’éloquence avec son phrasé maniéré, la quinquagénaire se rend comme chaque semaine dans un hôtel de montagne, où mois après mois elle y multipliera les rencontres sans lendemain, pour noyer on ne sait quoi, son mystère, ses peines ou le temps qui fuit. D’ordinaire, Claudine est couturière à domicile, ayant élue résidence au fin fond d’un village du canton. Dans l’arrière-boutique du salon crèche son fils d’une trentaine d’années, Baptiste (Pierre-Antoine Dubey), fan de Lady Diana et handicapé. Une fois par semaine, elle l’emmène au restaurant du quartier pour lui lire les fausses lettres que son prétendu père lui aurait envoyées. Ces lettres racontent un soi-disant perpétuel voyage, alors que ces histoires écrites sur papier bleu sont un condensé de ce que les fréquentations de Claudine ont bien voulu lui raconter. Mais qu’importe ce duo dont les journées se déroulent comme une interminable partition de musique, cadencée par les visites des clientes, le convoi pour le centre spécialisé ou la voisine (Véronique Mermoud) qui s’occupe de Baptiste de temps à autre. Un jour, la couturière rencontre Michael (Thomas Sarbacher), qui chamboulera ses habitudes. Avec lui, elle décide de s’ouvrir à autre chose.

     S’ensuit une nouvelle dynamique, dans la deuxième partie de ce film, qui prent des allures de «love story» campagnarde aux accents sophistiqués. Chaque détail est important car il contribue à ériger une forteresse psychologique dans laquelle les protagonistes se sont enfermés face au désarroi qu’ils traversent. C’est avec aisance que le cadre et la trame induisent cette impression tenace: les personnages semblent être au bord d’un précipice, sans jamais atteindre complètement un point de rupture. Ainsi, Laissez-moi hante l’esprit, signe d’un premier long métrage réussi.


Partners de Claude Baechtold

Premier documentaire du cinéaste Claude Baechtold qui vient de remporter le Prix du Public au Festival Premiers Plans d’Angers et le Prix Mitrani 2024 lors du FIPADOC (Festival international de programmes audiovisuels documentaires de Biarritz), Partners retrace le chemin initiatique du collectif italo-suisse Riverboom, dissolu en 2023. Post 11 septembre 2001, le typographe vaudois Claude Baechtold embarque à bord d’un voyage en quête de vérité, à travers les terres afghanes ravagées. Accompagné par le reporter suisse Serge Michel et le photographe de guerre canado-hollandais Paolo Woods, Claude s’improvise faiseur d’image et documente leur périple sur bande argentique.

     Quasiment vingt ans après les faits, Claude Baechtold reçoit un appel d’un proche ami lui signifiant qu’il a retrouvé plus d’une quarantaine de cassettes vidéo lui appartenant. Intouchées depuis le début des années 2000, ces bandes ravivent la mémoire d’une expédition improbable, celle où un autre ami, Serge Michel, lui proposa de l’accompagner en reportage à travers l’Afghanistan. Le pays, alors déchiré par la guerre avec les États-Unis, après les attentats du World Trade Center, offre aux trois hommes une réalité crue. S’éloignant du style photo-journalistique pour un format «journal de bord», voire de «road-trip» à l’américaine, le film comporte son lot de gag, d’anecdotes et de retournement pseudo-épique à la sauce vaudoise protestante, fièrement déclamée. Partners, narré par le réalisateur lui-même, tend plus vers la découverte de soi que du documentaire sociopolitique. Baechtold tente en effet de mêler histoires personnelles et trajectoires occidentales, autour d’un sujet humanitairement sensible et compliqué.

     L’accent est donc mis sur les protagonistes plutôt que sur le thème du voyage qui passe au second plan. Un parti pris assumé et exprimé par un montage linéaire et chronologique, flirtant parfois avec le troisième degré et l’insouciance. Ce qui instaure un arrière-goût de superficialité, au détriment d’un matériel cinématographique colossal peu exploité. Des allures de superproduction hollywoodienne donc, pour un long métrage «entre potes opportunistes» qui filme une population souffrant du conflit. La sympathique voix off devient progressivement inintéressante, traduisant le manque de contenu profond dans ce pseudo documentaire «loufoque».


Die Anhörung (L’Audition) de Lisa Gerig

Les auditions sont au cœur du processus de demande d’asile, tel qu’il est actuellement pratiqué en Suisse. Avec ce premier long métrage documentaire, récompensé par le Prix de Soleure, Lisa Gerig permet aux spectateurs de s’approcher au plus près de cette procédure, en recréant les échanges entre quatre requérants d’asile et les employés du Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM). Ce dispositif aussi sobre que transparent, voire clinique, permet aux spectateurs de prendre conscience de la manière dont ces entretiens cherchent à reconstituer le parcours de la personne en situation de migration. La cinéaste a par ailleurs déclaré à la Wochen-Zeitung qu’elle a travaillé quatre ans pour comprendre ce dispositif simple mais implacable. Die Anhörung est donc le fruit d’un long travail de recherche.

     Si on porte une oreille attentive aux voix, on discerne une véritable qualité d’écoute sur le tournage, entre les participants et l’équipe technique. Des paroles souvent dures mais des moments d’humanité suspendus aussi, où chacun joue son rôle, avec application, dignité et sincérité. Dans ces images construites de toutes pièces, on entrevoit de quelle façon ces échanges peuvent toucher à l’intime et visibiliser des situations traumatisantes. La capacité de chacun à raconter sa vérité d’une manière convaincante devient un enjeu face aux catégories d’admission prévues par la législation, malgré la diversité des parcours, des vécus migratoires et de l’impact des traumatismes. Dans la dernière partie, où les rôles sont inversés, la problématique du storytelling est ouvertement évoquée lorsqu’une question est posée à une des employés du SEM. À plusieurs reprises, les employés de l’Etat sont interrogés par les requérants d’asile quant à leurs motivations à exercer leur emploi. Sont-ils de simples exécutants? Ou font-ils partie des rouages d’un système qui peut broyer des individus ou modifier radicalement des parcours de vie?

     La principale force de ce film, sobre et bien pensé, est qu’on en ressort avec plus de questions que de réponses, tout comme La Forteresse (2008) de Fernand Melgar. On espère que le film deviendra lui aussi une contribution au débat public sur ces questions qui animent régulièrement la politique suisse, et qui sont particulièrement prégnantes et sensibles durant les périodes de campagnes électorales.


Regards croisés sur des mouvements contestataires en recherche d’ancrages

Il fut un temps où le cinéma suisse avait pour marque de fabrique un caractère critique. Des regards singuliers et lucides sur un pays connu pour son calme et sa paix du travail. Deux documentaires: La scomparsa di Bruno Breguet (La Disparition de Bruno Breguet) d'Olmo Cerri, et Autour du feu de Laura Cazador (Insoumises, 2019) et Amanda Cortés, nous proposent une plongée au cœur des mouvements sociaux qui animent la Suisse d’hier et d’aujourd’hui. Avec en ligne de mire la question de légitimité de la violence comme moyen de lutte.

     C’est au cœur des années 1970, et au contact de ses anciens camarades de lutte, que nous mène le réalisateur pour esquisser la trajectoire de Bruno Breguet, un jeune tessinois qui s’est engagé, au nom de la cause palestinienne notamment, dans des actions de nature violente. Au fil des coupures de presse, des extraits de télévision d’époque, et surtout à l’aide des récits de nombreux témoins, le réalisateur reconstitue patiemment la trajectoire de ce ressortissant suisse. Et dont les convictions politiques ont guidé sa vie, pour le mener, entre autres, dans les prisons israéliennes, où il a passé pas moins de sept ans et rédigé un livre, L’Ecole de la Haine. Pour enfin disparaître en Grèce, pays où il résidait depuis 1982.

     Au-delà de l’enquête passionnante, qui sait captiver son public, c’est par le portrait d’une époque où, aux dires d’une des témoins que «la révolte se respirait presque dans l’air», que commence ce documentaire bien construit. Bien documenté, il rappelle que les luttes écologistes et anti-centrales nucléaires convergeaient bien avant ce qu’on nomme aujourd’hui l’intersectionnalité des luttes. Pour preuve, la paisible bourgade de Kaiseraugst qui a été secouée par l’explosion d’un pavillon lié au projet de centrale nucléaire. Cette fois, marquant la volonté d’éviter des victimes supplémentaires, des militants avaient pris le soin de prévenir de leur action, et d’évacuer la zone. Une violence comme moyen de se visibiliser mais pas de tuer.

     Au-delà de ces considérations sur la place et le rôle de la violence dans le militantisme, c’est aussi le point de convergence de ces deux documentaires passionnants. En effet, une partie de l’argent subtilisé par «la Bande à Fasel», au cours de plusieurs braquages à travers la Romandie, a en partie servi à alimenter financièrement ces actions des mouvements écologistes et anti-nucléaires. C’est dans la première partie du documentaire, consistant en une veillée autour d’un feu entre militants de différentes générations, que l’on découvre le parcours des trois hommes qui ont choisi la lutte armée pour participer aux mouvements sociaux en Suisse et Europe toujours dans les années 1970. Et qui ont en commun le fait d’avoir passé plusieurs années en prison.

     La démarche des deux réalisatrices a le mérite de permettre à ces militants de rentrer en dialogue dans une atmosphère d’écoute, de bienveillance, mais également de sincère curiosité mutuelle. Ces marges contestataires, très minoritaires, ont sans doute à gagner à comprendre comment ils s’inscrivent dans le temps. Et d’être également pleinement conscients de leur rôle dans des mouvements de nature toujours plus transnationale, comme les enjeux climatiques ou féministes. Un moment donc de partage qui semble donner de la force et de l’espoir à ces humains convaincus qu’un monde différent est pour le moins nécessaire. Les deux films interrogent à leur façon, la manière dont la violence est un enjeu et un moyen jugés susceptibles de faire évoluer les choses. Dans Autour du feu, on s’interroge sur ce qui crée les conditions qui amène la violence à s’exprimer. La réflexion s’étend également sur la manière que les formes de la répression étatique peuvent prendre et attisent parfois le conflit. À noter que ce film réalisé grâce à un crowdfunding et des moyens très limités, a été récompensé par le Prix Visioni.


Noémie Baume et Émilie Fradella