22e édition du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH)
Le 10 avril 2024
Le cinéma est un médium qui possède un caractère ambigu. À la fois asservissant et émancipateur, il peut toutefois devenir puissant quand il est au service de la résistance et des révoltes. Les images, comme force politique, sont des supports sur lesquels les messages de liberté, d’égalité et de justice peuvent pleinement se déployer et nous impacter grandement. Ainsi, certains films et documentaires de l’édition du FIFDH de cette année nous ont profondément bouleversés et fait prendre conscience d’une «ère de polycrises» transversale, à la fois humanitaire et écologique. Ciné-Feuilles a évidemment voulu participer à cet événement international majeur sur les droits humains, afin de mieux saisir «l’interdépendance entre les crises géopolitiques, économiques, sociales et environnementales» de notre monde.
Dans les cinq catégories de compétition proposées, notre choix s’est porté sur sept documentaires et deux fictions. Des films qui traitent du changement climatique qui affecte directement le peuple des Turkanas au Kenya, de la réécriture, grâce à des bobines retrouvées, de l’histoire des Kunas au Panama, de l’impact de l’audition sur les demandeur·euse·s d’asile dans les procédures administratives en Suisse, des témoignages de victimes du régime totalitaire des mollahs en Iran et du récit personnel d’un cinéaste palestinien bloqué en Norvège. D’autres abordent des thèmes trop peu discutés ou pas reconnus, comme la sexualité des personnes en situation d’handicap, les atrocités durant l’impérialisme britannique au Kenya, le racisme et le patriarcat au Soudan, et enfin le génocide des Selk’nams en Patagonie au 19e siècle. Nous nous sommes également entretenus avec quatre cinéastes: Lisa Gerig pour L’Audition, Mohamed Kordofani pour Goodbye Julia, Andrés Peyrot pour Dieu est une femme et Amjad Al Rasheed pour Inshallah A Boy. Les entretiens avec Peyrot, Al Rasheed et Kordofani, ainsi que les critiques de leur film respectif, seront publiés dans les prochains numéros.
Dieu est une femme d’Andrés Peyrot
Catégorie: Compétition Documentaire de création
France/Suisse/Panama, 2023
Présenté en première mondiale lors de la Settimana della Critica de la dernière Mostra de Venise, le premier documentaire du cinéaste helvético-panaméen relate le séjour en 1975 de Pierre-Dominique Gaisseau dans l’archipel de San Blas, situé sur la côte nord de l’isthme de Panama. Ethno-documentariste français oscarisé pour Le Ciel et la boue (récit d’une expédition en Nouvelle-Guinée néerlandaise en 1959), Gaisseau avait décidé cette année-là de filmer les rites et coutumes de la tribu des Kunas. Avec sa femme Kyoko et sa fille Akiko, il vécut en totale immersion parmi les autochtones. Après un an, il quitta la communauté en leur promettant de revenir avec le film. Il ne le fera jamais, car par manque de fonds, une banque lui confisqua les bobines. Cinquante ans plus tard, Andrés Peyrot retrouve celles-ci au ministère de la Culture de Panama, mais dans un état inexploitable. Par chance, une copie cachée est retrouvée à Paris. De ce fait, il pourra finalement offrir aux Kunas l’œuvre restaurée de Gaisseau, devenue entre-temps un mythe transmis oralement par les anciens. Dieu est une femme de Peyrot n’est pas uniquement un film sur un film. Il possède un caractère profondément réflexif. En analysant les images d’archives de 1975, il déconstruit, avec quelques Kunas et l’intellectuel Arysteides Turpana (décédé durant le tournage), la représentation ethnocentrée que Gaisseau propose. Sublimé et romantisé, le documentaire d’époque est révélateur d’une vision occidentale qui tend à une interprétation simpliste du système politique et spirituel de cette ethnie. Celui-ci n’est pas aussi distinctement genré que le titre ne le suppose. La société Kuna est matrilocale et non matriarcale, car elle ne possède pas une structure organisationnelle dans laquelle la femme joue un rôle premier. Elle se définit par le fait qu’une fois le mariage contracté, le mari réside au domicile des parents de sa femme et est soumis à l’autorité de son beau-père. Du point de vue du tournage, l’approche de Gaisseau diffère de celle de Peyrot. Nous sommes confrontés à deux méthodes dissemblables: l’une distanciée et eurocentrée, l’autre inclusive et décolonisée. Une histoire racontée par la voix omnisciente d’un seul auteur, et une autre, par diverses voix autochtones. Dieu est une femme de Peyrot aborde également la question de l’héritage et de la préservation culturels qu’un documentaire anthropologique peut représenter, ainsi que de son appartenance en général. Va-t-elle à ceux qui l’ont financé, au cinéaste ou aux sujets filmés? Pour Peyrot et pour les Kunas, la réponse est évidente. La version contemporaine de Dieu est une femme donnera donc l’impulsion à une nouvelle génération de Kunas à se servir du médium cinématographique pour réécrire leur passé et raconter leur propre histoire.
The Settlers de Felipe Gálvez
Catégorie: Compétition Fiction
Grand Prix Fiction, ex æquo avec The Cage Is Looking For A Bird (2023) de Malika Musaeva
Chili/Argentine/Royaume-Uni/Taïwan/France/Danemark/Suède/Allemagne, 2023
Produit par Mubi et primé à la dernière édition du FIFDH, le premier long métrage du cinéaste chilien met en lumière le génocide de milliers de Selk’nams (connus aussi sous le nom des «Onas»), et l’assimilation culturelle de milliers d’autres en Patagonie au 19e siècle. Violent et rude comme les paysages de l’archipel de la Terre de Feu, le récit fictionnalisé de cette tuerie rend compte d’une sombre période peu racontée de l’histoire du Chili. En s’appropriant des codes du western, Gálvez transpose le concept des pionniers de l’Ouest américain à l’occupation des éleveurs de moutons (l’or blanc) dans ce territoire situé à l’extrême sud du globe. L’exploitation et la colonisation de ces terres, nourries par les intérêts commerciaux européens et le gouvernement de Santiago, ont mené à la disparition de près de 4'000 autochtones. The Settlers, comme son titre l’indique, met donc en scène des colons qui, sous prétexte d’ouvrir une nouvelle route commerciale avec l’Argentine, veulent éliminer toutes les tribus natives de la région. Trois hommes sont chargés de cette mission par le richissime propriétaire terrien José Menéndez (Alfredo Castro): Alexander MacLennan (Mark Stanley), ancien soldat écossais, le Texan Bill (Benjamín Westfall) et Segundo (Camilo Arancibia), guide métis qui servira de pisteur pour guider les deux mercenaires. En cours de chemin, ils font la rencontre d’un autre personnage aussi cruel que tyrannique, le colonel britannique Martin (Sam Spruell). Dès lors, à travers les magnifiques étendues naturelles, accompagnée par une musique épique à la Ennio Morricone (créée par Harry Allouche), leur expédition meurtrière est marquée par la violence, les massacres et les viols. Ainsi, sans concession aucune, Gálvez nous expose avec une insoutenable brutalité et peu de dialogues, une histoire si terrible qu’elle ne peut être relatée que par l’absurdité et une certaine forme de contemplation. Proche du minimalisme de Lisandro Alonso (Jauja ou Eureka), le film dépeint des hommes en perte d’humanité qui font écho au colonel Walter Kurtz (incarné par Marlon Brando) dans Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola. Lui-même inspiré du livre de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (1889), qui rappelons-le, traite du trafic d’ivoire en pleine colonisation du Congo par les Belges, et des atrocités perpétrées sous le règne du roi Léopold II. Pourtant, Menéndez et MacLennan ont réellement existé. Le premier était un homme d’affaires latino-américain qui avait obtenu des droits fonciers pour l’élevage de moutons. Le second, connu sous le nom de «cochon rouge», était un Écossais mais soldat de l’armée britannique, devenu mercenaire. Les deux ont activement participé au génocide. De de fait, en mêlant fiction et faits réels, The Settlers est un film historique à la fois d’aventure et d’horreur, dont la fin nous laisse dans un profond désarroi.
Our Land, Our Freedom de Meena Nanji et Zippy Kimundu
Catégorie: Compétition Focus
Kenya/USA/Portugal/Allemagne, 2023
Projeté en première mondiale dans la section Frontlight du 37e Festival international du film documentaire d’Amsterdam (IDFA), le film de Meena Nanji et Zippy Kimundu est placé sous d’heureux auspices. Grâce à leur productrice exécutive Mira Nair, cinéaste du très primé Salaam Bombay! (1988), Our Land, Our Freedom semble bénéficier d’une visibilité internationale. La première collaboration des deux réalisatrices kényanes aborde une problématique africaine postcoloniale. Elle a été largement motivée par la lecture de Britain’s Gulag (2005) de Caroline Elkins, professeure en Histoire des études africaines et afro-américaines à l’Université d’Harvard. Son ouvrage condamne largement les actes d’atrocité commis par les Britanniques durant leur domination au Kenya, et invite un ensemble de ministres, juristes de renom, militants et autres personnalités à dénoncer ces crimes et à exiger du gouvernement anglais la reconnaissance de ses torts. Ainsi, Our Land, Our Freedom accompagne Wanjugu Kimathi, assistante administrative à l’aéroport de Nairobi, dans ses recherches sur une période spécifique du Kenya. Depuis des années, la fille de Dedan Kimathi - ancien leader indépendantiste qui mena la rébellion des Mau-Mau contre les colons anglais de 1952 à 1960 - et sa mère Mukami Kimathi veulent retrouver la dépouille du père et époux, exécuté par les Anglais en 1957. Elles souhaitent avant tout lui offrir une inhumation à la hauteur de sa lutte pour l’émancipation du Kenya du joug colonial. Au fil des investigations la quête personnelle de Wanjugu se transforme en un activisme politique. À travers les rencontres avec des vétérans Mau-Mau et les archives, le film dévoile un pan d’histoire intolérable. Celle de crimes perpétrés durant la colonisation, de charniers et de camps de concentration longtemps gardés secrets, ainsi que la spoliation des terres de milliers de Kényans. De ce fait, la fille du chef de l’Armée pour la Terre et la Liberté se sent investie d’une autre mission: celle de la réinstallation des personnes dépossédées sur leurs anciennes propriétés terriennes. Bien que le Kenya ait obtenu son indépendance en 1963, la majorité de la population n’a toujours pas vu ses terres restituées. Le documentaire démontre par ailleurs que le nouveau colonialisme économique qui s’est installé dans le pays, avec l’aide du gouvernement actuel, empêche toute restitution des biens. Our Land, Our Freedom se veut donc le porte-voix de ce peuple spolié, le témoin d’un chapitre douloureux et un moyen de pression sur les autorités pour la divulgation du lieu où a été enterré le corps de Dedan. Constamment menacée, Wanjugu continue malgré tout à lutter pour la justice et l’égalité. La visibilité de ce documentaire devient dès lors un gage pour sa protection.
Kim Figuerola
Between The Rains d’Andrew H. Brown et Moses Thuranira
Catégorie: Compétition Documentaire de création
Kenya, 2023
Le peuple des Turkanas est directement touché par les effets mondiaux du dérèglement climatique. Sur fond de sécheresse impactant les récoltes et cristallisant les conflits entre les groupements du voisinage, le film suit Kone qui traverse divers rites de passage à l’âge adulte. Documentaire d’observation, le spectateur ou la spectatrice suit les doutes et pérégrinations du jeune homme alors que les tensions écologiques nourrissent la progression des tensions sociopolitiques régionales. Les ritualités humaines sont ainsi perturbées et ramenées à leurs nombreux contextes. Pour un œil européen non initié, certains aspects du film peuvent lui échapper: qu’attend-on des jeunes hommes du village? Qui détient le pouvoir? Ce n’est finalement pas l’élément essentiel, car la sécheresse documentée par le film est liée à une globalisation d’un système capitaliste destructeur. C’est du moins ce que soutient l’ancienne ministre de la Culture malienne Aminata Dramane Traoré, questionnée par la journaliste Rokhaya Diallo, lors du débat qui suivit la projection au FIFDH: inscrire le Mali (ou ici le Kenya) comme un pays compétitif dans un ordre mondial gouverné par l’économie de marché, c’est oublier les localités et leurs enjeux socioécologiques qui leur sont propres, pour au contraire laisser le profit naviguer les décisions.
Là où Dieu n’est pas de Mehran Tamadon
Catégorie: Compétition Documentaire de création
France/Suisse, 2023
À l’instar de L’Audition ou de La Mère de tous les mensonges (tous deux actuellement en salle), le rejouer ou la reconstitution est la technique narrative utilisée par l’équipe du réalisateur Mehran Tamadon. En effet, comment représenter l’irreprésentable, c’est-à-dire les tortures commises au sein des prisons iraniennes? Le réalisateur franco-iranien a donc pensé à un dispositif scénique entier tout en construisant un lien de confiance approfondi avec les différent·e·s interlocuteur·rice·s du film. Plus que tout autre film présenté au FIFDH, Là où Dieu n’est pas plonge ses protagonistes (et l’audience!) dans des risques de (re)traumatisation: les personnages se retrouvent en effet à décrire en détail le dispositif de torture des prisons iraniennes dans des décors carcéraux reconstitués (de manière sobre certes). Le travail difficile de remémoration est documenté autant que les denses descriptions de ces moments rudes qui sont mis en scène par les protagonistes mêmes. Une œuvre intensément épidermique dans sa reconstitution par les mots.
Acsexybility de Daniel Gonçalves
Catégorie: Compétition Focus
Brésil, 2023
Oui, les personnes en situation de handicap corporel ou mental ont une sexualité. Oui, les infantiliser, c’est leur nier la capacité d’aimer ou de relationner sexuellement parlant. Porter un handicap, c’est soit être asexualisé·e - une pensée naturalisée par de nombreuses personnes «valides» (des personnes sans handicap, dans la «norme sociale») ou hypersexualisé·e - en étant considéré·e comme une attraction sexuelle «hors-norme». À contre-courant de ces récits, les témoignages déconstruisent, face caméra, de nombreux stéréotypes. Ces récits sont précieux, car outre la visibilisation de paroles inaudibles dans le champ médiatique et culturel, le film les inscrits dans leur contexte: une femme, lesbienne, noire et en chaise roulante, ne traverse pas les mêmes interrogations qu’un homme, blanc, hétérosexuel porteur d’une trisomie 21.
On pourra néanmoins reprocher au film une mise en scène ainsi qu’un montage très classique: une succession de plans poitrine entrecoupée de quelques plans de contextualisation. Une proposition plus approfondie à l’instar des ombres chinoises de la scène d’ouverture aurait permis d’inscrire les pratiques sexuelles dans des pratiques artistiques sensibles pour les spectateurs et spectatrices.
Life Is Beautiful de Mohamed Jabaly
Catégorie: Compétition Documentaire de création
Prix Gilda Vieira de Mello
Norvège/Palestine/Qatar, 2023
Mohamed Jabaly a filmé depuis une dizaine d’années son processus administratif complexe pour tenter d’obtenir un permis de séjour en Norvège. La caméra utilisée comme un journal intime quotidien est autosubjective, et capte les dix dernières années de vie du réalisateur palestinien. Au tout début, en 2014, lorsqu’il décide de déposer une demande de régularisation de séjour en Norvège. Une action motivée par une interdiction d’entrée dans la Bande de Gaza, alors engluée dans une nouvelle guerre contre l’État israélien. Le rythme du film est donc jonché de moments de bonheur, d’abasourdissements, de déception, de (nombreuses) lenteurs, symbolisant l’attente d’une régularisation de ses papiers. Film important qui parallélise à l’actualité meurtrière et destructrice de la Bande de Gaza, il est traversé par une sensation cyclique du rythme. Certains propos ou moments semblent être répétés ou réitérés (ce qui peut frustrer, sachant que le film ne dure «que» 1 h 30), mais qui ne vient que soutenir ce que le protagoniste, autant que son pays d’origine, vit depuis des décennies: une mauvaise épiphore politique.
Julien Norberg