VIFFF 2020: La contagion du rire masqué

Le 18 novembre 2020

Figure iconique du cinéma suisse, Jean-Luc Bideau, dont la carrière cumule plus de cent cinquante rôles dans des séries/longs métrages, était à l’honneur de cette sixième édition du Vevey International Funny Film Festival (VIFFF) qui s’est déroulé du 22 au 25 octobre. A l’occasion de la rétrospective qui lui était consacrée, le public a eu la chance de (re)découvrir des films tels que La Salamandre (Tanner, 1971), Les Arpenteurs (Soutter, 1972) ou encore L’Invitation (Goretta, 1973) sur grand écran, en copies restaurées, grâce à la collaboration du festival avec la Cinémathèque suisse. Fidèle à sa réputation de bougon plaisantin, Bideau a notamment su amuser la galerie lors de sa masterclass, du samedi après-midi. Également célébrée cette année, la regrettée Lynn Shelton, disparue en mai 2020. Elle était principalement connue pour ses comédies intimes et naturalistes qui accordaient une place significative à l’improvisation dans leur processus de création [Humpday (2009) et Laggies (2014)]. Par ailleurs, sept longs métrages, venus directement de quatre continents différents, étaient cette année en lice pour remporter la compétition internationale et son fameux VIFFF d’or. Malgré la deuxième vague du Covid-19, le jeune festival aura su faire rire et remplir les quelques salles à sa disposition, tout en respectant méticuleusement les mesures sanitaires: un beau succès pour une édition dont la réalisation était encore incertaine quelques heures avant sa cérémonie d’ouverture.


L’un des films les plus attendus de cette édition du festival veveysan était probablement le nouveau film de Shinichiro Ueda, Special Actors: le réalisateur japonais avait remporté le VIFFF d’or en 2018 avec son film précédent, One Cut Of The Dead. Son nouveau métrage nous présente donc Kazuto, un jeune homme qui rêve de devenir acteur mais qui est, aussi, victime d’évanouissements dès qu’il est sous pression. Alors que sa carrière d’acteur semble destinée à l’échec, Kazuto travaille comme agent de sécurité afin de subvenir à ses besoins. Alors qu’il est sur son lieu de travail, il croisera son frère qui, lui aussi, est en train d’exercer sa profession. Ce dernier travaille pour «Special Actors», une entreprise qui met à disposition des comédiens afin de résoudre les problèmes du quotidien de leurs clients: pour qu’ils rient par exemple devant votre film au cinéma ou encore pour qu’ils pleurent à l’enterrement d’une personne détestée. Kazuto rejoindra alors l’entreprise sous les encouragements de son frère et accomplira de multiples «missions» - dont la mission principale du film, où lui et son équipe devront aider à mettre fin aux agissements frauduleux d’une secte - qui l’aideront à surpasser sa tendance contraignante à l’évanouissement. Malgré l’inventivité de son postulat de base et le champ des possibilités humoristiques qu’il ouvre, Special Actors se caractérise, dans la suite du récit, par une prédictibilité totale ne trouvant de ressort humoristique que dans la répétition à outrance des mêmes formules. Et c’est peut-être là que réside le plus gros défaut du film, dans son manque de subtilité. Car chaque nœud que l’intrigue déploie nous sera toujours soigneusement expliqué: la musique extradiégétique utilisée à outrance et uniquement en tant que underscoring - donc pour appuyer ce qui est déjà à l’écran - représente parfaitement la tendance de ce métrage à s’auto-expliquer en permanence, ne laissant, de ce fait, aucune marge d’interprétation à ses spectatrices et spectateurs. Et ce n’est malheureusement pas le plot twist final - outil typique du scénariste qui veut nous faire croire que son récit est complexe et intelligent - qui saura rendre ce film - devant lequel il ne faut être allergique ni aux clichés ni à l’humour gras - intéressant.


Second long métrage nippon de la compétition, Dance With Me, raconte, sur le mode du feel good movie, les conséquences fâcheuses d’une visite chez un vieil hypnotiseur: à la suite de son rendez-vous désastreux, Shizuka ne peut plus s’empêcher de danser et de chanter à la moindre note de musique. Disons-le d’emblée: Dance With Me est un film mort. Qui n’est traversé par aucun frémissement, aucune pulsion de vie. Pourtant, la promesse était fabuleuse: rire à la lumière de l’enthousiasme le plus juvénile du cinéma: la comédie musicale, son mouvement et son ampleur, et leur transfiguration par la mélodie. Car c’est bien d’ampleur qu’il s’agit, dans une comédie musicale: l’osmose d’une musique et d’une danse, les jeux de vitesse et de ralenti qui magnifient les chorégraphies, les voix qui coulent, malgré leurs imperfections, pour élever les partitions. Sauf qu’ici, rien de tout cela. La comédie déchante. Et la seule prouesse de Shinobu Yaguchi, le réalisateur, réside dans ce comble: son film rentre, au côté du récent The Greatest Showman, dans le cénacle des comédies musicales où tout sonne faux. La mise en scène est plate, d’une artificialité sans nom - on sent organiquement, jusque dans nos corps, les rails sur lesquels reposent les travellings; on entend immédiatement la fausseté des voix, leurs enregistrements en studio; à aucun moment, on ressent les contingences du tournage, ses déterminations, ses imprévus; tout est absolument lisse et aplati, calculé et millimétré. Et c’est bien connu: là où le chiffre est roi, la vitalité meurt.


Ce sentiment d’artificialité se retrouve aussi - même si en bien moindre mesure - dans le film récompensé par le Prix du Jury des jeunes, My Thoughts Are Silent, premier long métrage du réalisateur ukrainien Antonio Lukich. Au centre de son récit, Vadym, un jeune ingénieur du son free-lance se spécialisant dans la constitution de banques sonores réunissant des bruits très originaux, qu’il vend ensuite à un développeur de jeux vidéo. Le nœud principal du film démarre alors que ce développeur lui propose un contrat particulier: Vadym devra se rendre dans une réserve protégée afin d’enregistrer le chant d’un oiseau très rare qui ne se manifeste presque jamais. Cette aventure originale le mènera à explorer des versants de sa patrie dont il ignorait l’existence, ainsi qu’à recréer des liens avec sa mère, qui l’accompagnera durant la majeure partie de sa quête. Nous sommes ici face à un film ambitieux, tant thématiquement que formellement: cette relation mère-fils - montrant l’amour profond qu’ils se portent mais aussi leurs caractères antagoniques qui les empêchent de vivre ensemble - est vue autant par le prisme de la comédie que par celui du drame, tout en faisant acte de la place de la religion dans leur quotidien. Ce dialogue entre deux tons, deux rythmes, caractérise aussi l’ambiance sonore du film: l’on y alterne systématiquement entre la cadence de lentes scènes silencieuses et celle de séquences musicales et énergiques. L’aspect visuel de My Thoughts Are Silent est aussi à féliciter, tant par la beauté de certains de ses plans que par leur créativité, sachant renforcer l’aspect humoristique de certaines scènes, tout en ajoutant une couche de signification supplémentaire aux instants dramatiques. Cependant c’est dans le rythme peut-être trop régulier et dans l’épure systématique des plans - desquels rien ne dépasse jamais - qu’il peut y avoir quelque chose à reprocher au film. Comme évoqué ci-dessus, un sentiment d’artificialité s’en dégage, car tout est pensé de très près, de trop près, jusqu’au point où il devient difficile de se laisser aller aux sentiments lors du visionnage, de rire ou de pleurer: il y manque la syncope qui donne aux œuvres la couleur de l’honnêteté. De surcroît, ce long métrage aurait probablement gagné à réduire le champ des thèmes qu’il aborde, car ce flot d’informations condensé dans un film de 1 h 40, tout aussi intéressant qu’il soit, peut aussi participer d’un détachement émotionnel, tant notre intellect est sollicité. Toutefois, ce premier effort du réalisateur ukrainien reste prometteur et nous ne pouvons qu’espérer que ses prochaines créations trouveront à nouveau leur chemin jusqu’aux écrans du VIFFF.


S’il y a un film de cette édition qui vit aux antipodes de l’artificialité, c’est bien le grand gagnant de la compétition internationale, récompensé par le VIFFF d’or et le Prix du Public: Papa s’en va. Seul film documentaire de la compétition internationale, le long métrage de Pauline Horovitz, réalisatrice française, part d’une volonté simple: celle de filmer la déstabilisante arrivée à la retraite de son père - un gynécologue passionné par sa profession - en montrant le vide existentiel auquel il fait face. Cependant, si Horovitz pensait faire un film au pur constat dramatique - le récit «bergmanien» d’un vieil homme mis face à la mort et au néant -, elle prendra vite conscience que son métrage correspond en fait, à bien des égards, à une comédie. La réalisatrice filme tout d’abord son père dans son quotidien de retraité le plus banal, notamment dans son appartement, en désordre total et particulièrement petit pour un médecin de son rang: l’on y traite de sa volonté de vivre de nouvelles expériences, de sa fidélité à ses origines modestes, mais aussi du lien qu’il entretient à sa sœur, qui séjourne chez son frère durant le tournage. Suivant cette volonté de renouvellement, le père commencera des cours de théâtre: c’est durant ces derniers qu’il prendra conscience de la grande difficulté qu’il a à «lâcher prise», tant son succès dans le monde professionnel se basait sur un pragmatisme à toute épreuve. La force humoristique du documentaire de Horovitz repose alors sur la mise en tension des forces antinomiques qui régissent la vie de son père: sur la rencontre d’un corps rationnel et scientifique avec l’irrationalité des arts, mais aussi sur les tensions fraternelles auxquelles l’on assiste, car il s’y inscrit superbement le décalage entre la vie spirituelle de la sœur et celle, athée, du frère. La structure du film donne forme à ces tensions en jonglant, avec une finesse drolatique, entre scènes de disputes familiales à la maison et scènes d’apprentissage de soi au théâtre. D’une grande sobriété visuelle, Papa s’en va frappe fort car il respire l’honnêteté, une honnêteté qui provient très probablement du choix d’images judicieux de la réalisatrice: elle sélectionne bien souvent les extraits durant lesquels ses «personnages» oublient la caméra, au moment où ils pensent, justement, que ce qui est filmé sera supprimé au montage. Même s’il joue majoritairement sur la corde du rire, le long métrage parvient aussi, à terme, à pincer la corde du drame: car l’on y met en lumière la peur existentielle de ne pas avoir pu exploiter tous les possibles de notre être - de ne pas avoir su «laisser aller» - avant la mort, mais aussi car le film témoigne de la volonté touchante pour une enfant de comprendre son parent avant qu’il ne meure. Un film brillant au succès bien mérité.


Quête nombriliste, fine et hilarante, Fully Realized Humans a lui aussi pour ambition de coller au plus près la vie de ses personnages: Jackie et Elliot attendent avec détermination l’arrivée d’un nouveau-né. Mais un mois avant l’accouchement, tous deux décident de se lancer dans une quête d’eux-mêmes: qui sont-ils réellement?; quels sont leurs rêves, leurs valeurs, leurs phobies, leurs cicatrices? quelle éducation transmettre à leur enfant? celle, autoritaire et conservatrice, qu’ils ont reçue de leurs parents, ou une autre, opposée, plus libre et plus ouverte? Inscrit dans le sillage de Lynn Shelton, reine incontestée du Mumblecore, ce cinéma bricolé, fauché, marmonné, mais ô combien audacieux, dont les frères Safdie étaient d’éminents représentants à leurs débuts, Fully Realized Humans est une réalisation étonnamment dissonante: les voix y sont souvent mêlées, les mots hurlés, les prises de paroles coupées. C’est que dans ce film, les échanges giclent, comme dans la vie, où les phrases sont souvent imprévisibles - comme lors de cette scène de baby shower, montée au prisme des codes du cinéma d’horreur, où le jeune couple se retrouve mitraillé d’opinions préoccupantes sur la maternité. D’emblée, Joshua Leonard, le réalisateur, qui joue également l’un des premiers rôles, celui du mari, expose sa note d’intention: l’élan vitaliste est ici porté par la sommation du mot. Plus on dit, plus on rit, et plus on rit, plus on vit. Et si cette surenchère volubile se tient de bout en bout, c’est que, comme dans la vie, une fois encore, le rire est contagion: ainsi, c’est avec un vrai plaisir d’enfant que l’on regarde ces acteurs improviser, rebondir sur l’inattendu, s’esclaffer sur l’imprévu. Pour tout dire, nous avancerions même que dans ce film, l'on ne sait jamais trop où on va - mais c’est méticuleusement que l’on s’applique à ne pas le savoir. Car, parfois, l’absence de programme constitue peut-être le programme le plus réjouissant.


Aux allures allégoriques de fable, The Lost Okoroshi (qui est d’ailleurs disponible sur Netflix) déploie également une réflexion stimulante sur l’héritage et la tradition dans le Nigeria contemporain. Pour être plus exact: le deuxième long métrage d'Abba Makama ausculte le tiraillement schizophrénique de son pays d’origine, écartelé entre la transmission de son patrimoine culturel et son occidentalisation. Et comme chez Freud, c’est dans les rêves que s’incarne le refoulé: Raymond Obinwa (Seun Ajayi), un agent de sécurité au goût immodéré pour la télévision, est victime d’un tourment profond: chaque nuit, le même rêve - il est poursuivi inlassablement par d’étranges esprits ancestraux qui tentent de l’agripper par l’épaule. Un matin, la malédiction se concrétise: Raymond Obinwa se réveille en Okoroshi, et s’en va, en vengeur masqué, punir les pécheurs dans les rues de Lagos. Schizophrénique dans son fond, le film l’est également dans sa forme: alternant en permanence son mode de monstration, d’une esthétique sauvagement surréaliste dans les séquences oniriques, à un traitement plus naturaliste dans les scènes quotidiennes, The Lost Okoroshi rend compte, jusque dans son montage, de la collision entre tradition et modernité qui frappe le Nigeria, et à un niveau plus subtil - c’est là toute l’intelligence du propos filmique -, qui touche le cinéaste lui-même. Car Abba Makama ne l’oublie pas: il est lui aussi une victime de l’américanisation de sa terre natale. Mieux, il est lui aussi un Okoroshi, une mascarade, le symbole d’un patrimoine hérité et digéré, la preuve qu’un héritage, tant qu’il n’est pas repris à l’identique, est une richesse. Ainsi, en singeant La Vie aquatique, en recourant au célèbre thème musical de Star Wars, ou encore en travaillant avec Netflix pour diffuser mondialement sa dernière réalisation, Abba Makama met largement en évidence l’importance du mélange culturel dans la constitution d’une identité, personnelle et nationale, riche et multiple.


L’envie de faire pleinement usage du potentiel du montage - allant presque jusqu’à en faire un personnage du film à part entière - transparaît clairement dans l’une des très bonnes surprises de ce festival, VHYes, l’œuvre du réalisateur américain Jack Henry Robins. L’on y suit Ralph, un enfant de 12 ans, alors qu’il vient de recevoir sa première caméra vidéo à l’occasion du Noël 1986: il s’amuse alors des possibilités que cet appareil lui offre en filmant ses parents, ses amis, mais aussi en se filmant lui-même. Alors qu’il apprend à utiliser une autre fonction de sa caméra - lui permettant d’enregistrer ses émissions télévisuelles préférées -, l’on se rend compte que la cassette qu’il utilise est celle où se trouve les vidéos du mariage de ses parents. Dès lors, la structure du film est dite: on accède, en alternance, à des scènes filmées par Ralph, à des extraits du mariage, mais aussi aux nombreuses émissions TV que le jeune adolescent enregistre. Ces dernières ne sont pas de réelles émissions mais bien des parodies - entièrement façonnées par l’équipe de tournage - reprenant les codes de formats bien connus (du téléachat à la sitcom, en passant par le téléjournal ou le film pornographique) pour en extraire le nectar humoristique. Mais là où se trouve le génie du film, c’est dans son montage, dans sa manière de mettre en relation les types de contenu présents sur la cassette: leur alternance sert tout d’abord à provoquer le rire - quand les vidéos d’expériences saugrenues de Ralph viennent recouvrir l’instant fatidique du mariage de ses parents - pour créer, ensuite, un effet dramatique - quand les vidéos du mariage sont entrecoupées par les disputes parentales que Ralph filme. Et plus le ton devient tragique, plus les vidéos de Ralph sont silencieuses, contemplatives, faisant finement acte de l’état nostalgique du personnage, causé par la situation compliquée entre ses parents. Outre leur beauté formelle et rythmique, ces scènes permettent aussi au film de se renouveler, d’aborder de nouveaux thèmes qui donnent alors aux émissions TV une autre signification: celle d’un lieu d’émancipation et d’oubli pour un jeune mélancolique. Ce long métrage donne forme à un genre cinématographique inédit - une sorte de found footage tragi-comique où le protagoniste aurait oublié de vider la cassette avant de partir en expédition - tout en proposant une réflexion sur l’influence toujours plus grande des moyens de représentation technologiques sur notre quotidien. Même si VHYes n’aura gagné aucun des prix du VIFFF, il gagne assurément le nôtre.


Kevin Pereira et Colin Schwab